Parution des actes du troisième colloque de Cerisy consacré à l’épaisseur hétéroclite du palimpseste gidien.

“Et je me comparais aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant, qui, sous les écritures plus récentes, découvre, sur un même papier, un texte très ancien infiniment plus précieux”   . Dès 1902, André Gide prend toute la mesure du phénomène de la réécriture. Il reconnaît en effet ce dernier au fondement de l’intrication de l’œuvre, du texte et de la vie, si caractéristique de son parcours d’écrivain. C’est donc avec raison que les organisateurs de ce troisième colloque de Cerisy consacré à Gide ont eu à cœur de placer la réécriture au centre de leurs débats, qui nous sont parvenus à la fin de l’année 2013 sous la forme de ces actes publiés.

Les vingt-deux articles ainsi réunis nous font entrevoir la richesse du processus de métamorphose à l’œuvre dans l’écriture gidienne. Outre la participation de spécialistes confirmés de l’œuvre de Gide, il convient de souligner l’apport remarquable dans ce recueil des communications de nombreux jeunes chercheurs mais aussi d’universitaires étrangers, italiens, anglo-saxons, qui manifestent toute l’ampleur du travail effectué ces dernières années sur le corpus gidien, après l’achèvement des grands chantiers éditoriaux menés notamment dans la Bibliothèque de la Pléiade. L’ouvrage collectif comprend enfin un article précieux et émouvant de l’helléniste Jean Bollack, à la suite d’une communication délivrée quelques mois seulement avant sa mort en décembre 2012.

De l’apologie des influences

Consacrée aux relectures des tragédies de Sophocle effectuées par Gide, la réflexion de Jean Bollack ouvre la première partie du recueil. Celle-ci tend à représenter l’œuvre comme un carrefour d’héritages et d’influences. L’exploration de l’intertextualité gidienne offre l’occasion de beaux développements sur sa réception des Anciens (P. Pollard, A.-S. Angelo) mais aussi des classiques français, notamment des moralistes (L. Forment, S. Bertrand), Gide ayant emprunté à ces derniers la pratique de la forme brève. Alors qu’il s’étend jusqu’aux pastiches des symbolistes “fin de siècle”, contemporains des débuts d’André Gide (P. Lachasse), ce panorama des influences ignore de façon regrettable, à l’exception des Mille et Une Nuits (C. Latrouitte-Armstrong), l’immense apport de la littérature étrangère dans l’œuvre d’un écrivain qui, au seuil du XXe siècle, s’est affirmé comme le défenseur de la conception goethéenne d’une weltliteratur, contre tous les protectionnismes littéraires.

Dialogisme intérieur

Au parcours exhaustif des influences étrangères, dont la fécondité fut célébrée par Gide lui-même, les participants du colloque ont sans doute préféré prêter une attention toute particulière aux phénomènes de réécritures internes à l’œuvre de l’écrivain. La méthode génétique a effectivement fait son chemin ces dernières décennies dans les études gidiennes (A. Goulet, P. Schnyder). Toujours soucieux de transformer en récit l’histoire du processus créateur, l’auteur du Journal des Faux-Monnayeurs et l’inventeur du fameux procédé de “mise en abyme” n’est-il pas l’un des précurseurs de ce remarquable regain d’intérêt pour les coulisses de la création littéraire, caractéristique de notre ici et maintenant critique ?

Cependant, loin de se complaire dans la fétichisation de la lettre que l’on aurait substituée au désir, selon les termes d’une célèbre lecture de Gide par Lacan, l’étude des “petits papiers”   du gigantesque laboratoire gidien montre les implications de l’éthique et de l’esthétique chez cet auteur soucieux de ne jamais tout à fait conclure et de construire son œuvre comme un dialogue (J. Van Tuyl, D. Walker, M. Sagaert, G.L. Di Bernardini). La réécriture s’y révèle travail de catharsis des données du vécu (P. Masson, J.-P. Prévost, J. Legrand), mais aussi mise en débat des catégories génériques (J.-M. Wittmann). Plusieurs articles s’intéressent enfin aux relations de Gide à l’image et surtout au théâtre (F. Canovas, C. Debard, S. Gaillard), l’horizon de la mise en scène des textes et les contraintes qu’elle implique apparaissant là aussi comme un moteur du devenir de l’œuvre.

Attentifs à cette épaisseur de vie, de textes et de livres qui constitue un individu dans le contexte d’une culture et d’une existence en littérature, les actes de ce colloque confirment le propos (et le succès éditorial) de la récente biographie offerte au public par Frank Lestringant (André Gide, l’inquiéteur, Flammarion, 2012) : un temps tombée, dit-on, en désuétude, l’œuvre protéiforme de Gide recèle de choses qui restent à dire. Confondue avec la vie de l’écrivain, elle fait peut-être de ce dernier, encore et pour longtemps, notre contemporain capital.