Sur un sujet en apparence relativement obscur – une population du Nord de l'Iran – cet ouvrage, à la fois étude ethnologique, testament scientifique et témoignage personnel, contribue à enrichir notre compréhension de l'Iran.
 

Ethnologue, Christian Bromberger a consacré ses activités de recherche à une vaste panoplie de sujets, notamment le poil en Méditerranée ou encore le football, "bagatelle la plus sérieuse du monde" d'après le titre de l'un de ses livres. Mais un fil rouge parcourt sa carrière : celui de ses recherches dans la province du Gilan, au nord de l'Iran, retracées dans le présent ouvrage.

Le goût du raisin vert

Le Gilan est une province singulière à plus d'un titre. Cette langue de terre étroite coincée entre une haute chaîne de montagnes (l'Alborz) et la mer Caspienne jouit en effet d'un climat de type subtropical, alors que l'Iran central est un plateau aride. Le voyageur venu de Téhéran, après avoir traversé les paysages quasi-lunaires de l'Alborz, débouche ainsi sur un paysage de plaines verdoyantes, de rizières et de forêts profondes : " En suivant les gorges du Sefid Rud, longées par une route asphaltée, on débouche, à partir de Rostam Âbâd, sur la plaine du Gilân. À partir de là, tout s'inverse (climat, paysages, architecture, modes de vie...), si bien que j'en suis venu à surnommer le Gilân l'Iran à l'envers"   .

Cette inversion, évoquée dans le titre, est le sujet du livre. En effet, le contraste géographique s'unit à toute une série d'oppositions qu'en bon ethnologue et disciple de Lévi-Strauss, Christian Bromberger s'est attaché à décortiquer. Le climat permet en effet la culture du riz (mais aussi du thé, du tabac et de la soie), qui est très longtemps resté la base de l'alimentation dans la province, alors que le pain, jusqu'à une date récente, constituait l'ordinaire dans le reste de l'Iran. La cuisine locale est également marquée par un fort particularisme. Les Gilani ou Gilak, comme ils se dénomment, ou encore Rashti (du nom de la principale ville de la province), ont en effet un goût très prononcé pour l'acide : jus de raisins verts, pâte de grenade, mais aussi olives, petits poissons (tête comprise), toutes choses qui font horreur à leurs compatriotes venus du plateau. À cela s'ajoute la consommation de bœuf, à peu près ignorée ailleurs.

Enfin, la maison familiale obéit à un plan inconnu dans le reste de l'Iran : elle est en effet tournée vers l'extérieur, à travers le balcon-terrasse présent dans toutes les habitations traditionnelles. Cette ouverture est à la fois physique et symbolique : très marquée dans le reste de l'Iran, l'opposition entre" l'intérieur" constitué par la famille et le foyer et" l'extérieur" qu'est le reste du monde est beaucoup moins forte dans le Gilan. Conséquence, les femmes apparaissent plus libres, ou moins soumises : là encore, on peut y voir une conséquence indirecte du climat, puisque la culture du riz implique une forte participation des femmes   . Ce dernier trait de la culture gilani ne manque pas d'interloquer les Iraniens du plateau : les mœurs relâchées que l'on prête aux Rashti, et en particulier la tolérance jugée excessive des maris, sont encore aujourd'hui le sujet de plaisanterie favori des Iraniens. Il est certain, explique Christian Bromberger, que les relations sociales sont de manière générale relativement pacifiques. L'ethnologue explique ce trait non par un atavisme hypothétique mais en faisant appel à la notion de" feud society" développée par l'anthropologue Jacob Black-Michaud. Ces sociétés se caractérisent par la rareté des ressources et par des modes de gestion collectifs de celle-ci – ce qui implique bien sûr une plus grande solidarité, mais aussi une tendance aux conflits internes et aux règlements de compte plus prononcée. Rien de tout cela au Gilan, où l'eau coule en abondance et où la part de la gestion collective se résume à l'entretien des canaux d'irrigation   .

Conséquence ou cause de ces particularismes, la région a fait preuve, tout au long de son histoire, d'une farouche indépendance, favorisée par les profondes forêts où les combattants Gilak évoluaient avec aisance. La dernière – et la plus importante – rébellion en date fut le mouvement Jangali   au début du XXe siècle. Conduit par Mirza Kouchek Khan dans la période troublée qui suivit la Révolution constitutionnelle de 1906, ce mouvement aboutit en 1920 à la fondation d'une éphémère République socialiste du Gilan, soutenue par les Soviétiques. Abandonné par ceux-ci et traqué par un pouvoir central soutenu par les Britanniques, Mirza Kouchek Khan mourut de froid dans la forêt avant de devenir un héros populaire dont Christian Bromberger souligne les interprétations divergentes. La République islamique voit en lui, à travers sa contribution au renversement de la dynastie Qadjar et sa lutte contre le féodalisme et les Britanniques, un précurseur de la Révolution de 1979. Quant aux Gilani eux-mêmes, ils continuent pour la plupart à interpréter sa figure dans un sens plus régionaliste, car Mirza Kouchek Khan a aussi lutté contre le pouvoir central. Au total, juge l'auteur, il a tenté d'imposer" une sorte de khomeynisme rural et doux"   .

Les trente années de travail de terrain de Christian Bromberger lui ont permis d'observer de très près les évolutions considérables qu'a connues la province et, au-delà, l'Iran dans son ensemble. Une grande partie des usages traditionnels dont il a été le témoin sont, comme partout ailleurs, en reflux et les pratiques se sont harmonisées. Néanmoins (ou peut-être à cause de cela), la fierté régionale et la défense des particularismes locaux connaît un certain regain. L'auteur conclut que le Gilan exprime de manière particulièrement aiguë nombre des contradictions qui traversent la société iranienne, et notamment le mélange intime entre des pratiques de type traditionnel – liens familiaux, superstitions, une certaine révérence vis-à-vis du religieux – et d'autres beaucoup plus modernes, comme le consumérisme, la sécularisation, l'adoption du mode de vie et des valeurs des classes moyennes. Société" intermédiaire" c'est-à-dire traversée par des courants contradictoires, la société du Gilan est à ce titre particulièrement intéressante pour l'ethnologue, qui montre que la modernité ne se résume pas à l'adoption des formes les plus ostentatoires du mode de vie occidental (le vélo d'appartement, le centre commercial, le fait de prendre ses repas sur une table et non à même le sol), et peut cohabiter avec des structures de pensée" traditionnelles".

Un récit scientifique ?

Illustré par de nombreuses photos et croquis de l'auteur, assez élégamment présentés et mis en page, l'ouvrage emprunte, de manière assez heureuse, la voie médiane entre l'article scientifique et une visée plus pédagogique. S'il récapitule les travaux de l'ethnologue – sur la valeur scientifique desquels nous ne pouvons malheureusement pas nous prononcer – l'ouvrage est clair et émaillé d'anecdotes à la fois instructives et amusantes, et tout lecteur intéressé par la discipline et/ou par l'Iran y trouvera son compte. En effet, on l'a dit, Christian Bromberger fait appel à ses propres souvenirs de voyage, avec probablement en tête l'auguste exemple de Tristes Tropiques, mais aussi celui des voyageurs qui, de Burton à Gobineau en passant par Loti, se sont succédé en Perse. Il se met en scène dans ses premières approches et ses rapports suivis avec la famille Farshidpour, qui sera le principal objet de ses recherches et lui rendra visite à son tour en 2008 : l'épisode est retracé dans l'épilogue amusant mais aussi quelque peu désabusé de l'ouvrage. À rebours de la sécheresse du compte rendu scientifique, le récit est donc assez vivant et chaleureux.

Le récit serait néanmoins d'un intérêt relativement limité s'il ne s'intéressait qu'au Gilan, province où habitent 2,5 des 70 millions d'Iraniens. Cependant, la province, carrefour commercial de première importance entre le Caucase, la Caspienne et le plateau iranien, a joué un rôle très important dans la vie économique et intellectuelle de l'Iran, et ses luttes contre les envahisseurs successifs ont été intégrées dans la grande épopée du nationalisme persan. Le Gilan, rappelle Christian Bromberger en conclusion, s'est toujours situé à l'avant-garde des évolutions qu'a connues le pays. En d'autres termes : pour comprendre l'Iran, il est utile de s'intéresser au Gilan. En rendant hommage à cette province si singulière, Christian Bromberger met enfin en évidence la très forte diversité ethnique et linguistique de l'Iran, reflétée au Gilan même où cohabitent des Gilak, des Turcs, des Talesh, des chiites et des sunnites... L'auteur est parvenu à dépasser le particulier – une population rurale touchée par la modernité comme il en existe des milliers d'autres – pour l'inscrire dans la perspective plus large du devenir d'un pays. Cet ouvrage comblera donc ceux qui s'intéressent de près ou de loin à l'Iran, plus généralement à ceux qui s'interrogent sur ce que nous appelons, faute de mieux, modernité, et enfin à ceux qui aiment, tout simplement, les récits