François Bon, lecteur inattendu de Marcel Proust, présente une analyse richement documentée et décalée qui est, avant tout, un hommage vivant à l’illustre écrivain.

Que l’auteur de Daewoo ou d’une biographie de Bob Dylan, entre autres, livre une étude sur Marcel Proust a de quoi étonner, a priori. En tant que témoin d’un monde ouvrier en voie de disparition, on imagine davantage François Bon reprendre le jugement du personnage d’À la recherche du temps perdu, Bloch, quand il dit : “J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez.”

Marcel Proust est considéré, unanimement, comme un des auteurs majeurs du XXe siècle. La commémoration du centième anniversaire de la parution de Du côté de chez Swann, premier tome de son œuvre, l’a encore confirmé. Cependant, est-ce que nous continuons à le lire ? Ou se cantonne-t-il aujourd’hui aux travaux universitaires ? Un certain nombre de préjugés ont, il est vrai, de quoi décourager les curieux : une œuvre que se déploie sur pas moins de sept romans : Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine disparue, Le Temps retrouvé. Le style complexe mêle une narration et des réflexions d’ordre général sur l’amour, l’art, la relativité de la perception du monde, la peinture d’une aristocratie parisienne sur le déclin allant de pair avec l’influence croissante de la bourgeoisie.

Gaëtan Picon écrivait dans Panorama de la nouvelle littérature française en 1949 : “Si je ne parle pas de Proust, ce n’est pas que je l’ignore ou que je le conteste : c’est que son œuvre s’est éloignée de nous, non seulement par sa date, mais par sa nature parce qu’elle est le couronnement génial d’un symbolisme et d’un individualisme psychologique et analytique momentanément sans action sur nous.” Il revient ensuite sur sa position dans Lecture de Proust qui paraît en 1963. Nous pourrions penser que Proust est “sans action sur nous”. C’est oublier combien le destin de cet écrivain, reclus dans sa chambre, qui après de longues nuits sans sommeil sort le récit de sa propre vocation d’écrivain dans un texte qui débute par “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”, suscite toujours une fascination formidable.

François Bon ne fait d’ailleurs pas mystère sur ses propres difficultés. Il écrit dans Proust est une fiction : “Longtemps, je me suis heurté à Proust comme à un mur. Une promesse plus qu’une obligation, mais je n’avais pas les clés pour y entrer. J’avais 20 ans, je savais que, si je voulais écrire, Proust était sur le chemin.” Aussi nous propose-t-il une lecture, une exploration très personnelle de l’œuvre. Le livre se présente comme une sorte de carnet de notes composé de cent entrées dans l’univers de Proust. François Bon installe un dialogue ouvert et subjectif avec l’œuvre.

Le texte à la loupe

Il s’approche au plus près du texte pour en souligner certaines occurrences. Par exemple, il s’intéresse aux inventions technologiques chez Proust, ces inventions qui multiplient les capacités humaines, comme le téléphone qui transporte la voix au-delà de la vue, l’automobile, la photographie, les aéroplanes et l’électricité. De plus, elles sont loin d’être accessoires, elles sont dotées d’un rôle et d’un pouvoir. Marcel, jaloux et soupçonneux, guette, lors de ses conversations téléphoniques avec Albertine, le moindre son qui éclairerait son supposé mensonge. L’automobile qui favorise les escapades des amants à la campagne devient une promesse de plaisirs. François Bon trouve, comme Marcel, une porte vers l’imaginaire dans l’odeur de l’essence. Il redevient aussi petit enfant qui découvre les merveilles de la lanterne magique.

Proust est une fiction ne nous conduit pas sur les autoroutes de l’analyse proustienne. Citons le drame du baiser attendu, la jalousie de Swann, les chambres du dormeur, la madeleine trempée dans le thé, les jeux de Mlle Vinteuil pour ne pas parler du snobisme ou de la pédérastie. François Bon considère ce qui lui est proche. Il recherche davantage une forme de caution à sa propre activité artistique. À travers ces signes de la technologie, la plus récente pour Proust, nous comprenons que les objets du quotidien, qui peuvent sembler triviaux, ne sont pas indignes de figurer dans un texte littéraire. Nous pouvons imaginer que Proust n’aurait pas dédaigné de parler des possibilités ou de la poésie d’Internet.

Un autre exemple d’occurrence, plus amusant : François Bon étudie si les animaux sont présents dans cette somme. Et en effet, une foule d’animaux, de toutes les espèces, s’échappe alors d’un texte qui cache une arche de Noé, sous son allure imposante de cathédrale. L’auteur nous apprend : “Il n’y a pas d’éléphant dans la Recherche, mais il y a un mammouth.” Et Proust ne manque pas d’autodérision quand il écrit : “Comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf.” Il faut suivre François Bon pour aller justement sur les occurrences du mot “ouvrier”, comme si c’était finalement le lecteur qui faisait naître sous ses pieds les images et les idées, Proust se percevant comme un ouvrier : “Je découvris, comme un ouvrier l’objet qui pourra servir à ce qu’il veut faire, une parole.”

Parfois ce procédé magique échoue. François Bon n’a pas trouvé l’Amérique dans la Recherche : “Elle me manque, l’Amérique qui aurait été celle de Proust, et dont il nous aurait parlé peut-être comme il nous parle du caoutchouc américain.”

Au-delà d’À la recherche du temps perdu

Ce n’est pas seulement À la recherche du temps perdu que François Bon mobilise dans son ouvrage, mais également ce qu’on peut connaître de l’auteur à travers sa correspondance, la reconstitution de l’époque (Proust est mort en 1922). Il connaît naturellement le Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil, qui sont deux textes précurseurs, parus après la mort de Proust. Ce dernier est aussi comme un phare qui éclaire le paysage littéraire par pans entiers : les écrivains qui l’ont précédé et sur lesquels il a écrit : Chateaubriand, Nerval, Baudelaire, Flaubert, par exemple, et les écrivains ou philosophes qui ont réfléchi sur son œuvre : Beckett, Gracq, Blanchot, Deleuze, Sarraute ou Koltès. Si Proust est une fiction, c’est que, d’auteur à passeur, il est devenu un personnage à part entière. Il appartient à ce vaste roman composé de tous ces textes d’auteurs divers qu’il met en relation d’une façon ou d’une autre. François Bon reconnaît dans la Recherche “la lecture faite matière du récit comme reflet en permanence, dans la lecture même, de notre propre position de lecteur et ouvrant sur la totalité de la littérature”. Avec Proust est une fiction, nous devenons nous-mêmes lecteur d’une lecture : processus répété de mise en abîme.

Proust et les rêves

Proust a été enterré le 22 novembre 1922. Sa tombe se situe dan la division 85 du Père-Lachaise à Paris. François Bon visite sa tombe mais, puisque Proust est une fiction, cette histoire ne s’achève pas avec la mort du personnage. L’auteur-lecteur de Proust se moque des invraisemblances ou des anachronismes. On dirait alors que chez Bon, Proust surgit tôt ou tard dans une activité d’écriture et se laisse surprendre ferraillant avec Baudelaire (1821-1867). Il les imagine au supermarché, jamais dupes de leur gloire posthume. Dans les rêves de François Bon, Lautréamont (1846-1870) vient naturellement saluer Marcel.

Comment Proust et la Recherche deviennent un mécanisme pour plonger dans son monde intime, où l’écrivain élit domicile : “Je l’ouvre pour cet espace ouvert et nocturne qui élargit ou distend le rapport que j’entretiens avec moi-même et le met en vibration, tremblement, travail. Rien de douloureux ni de pénible, mas affecter à tout ce qui est sinon compact et muet une luminescence vague qui me permet de le percevoir dans son activité propre, activité qui convoque alors lieux, temps, voyages, visages, souvenirs bien au-delà de la sphère consciente qui suffit à l’ordinaire.”

Proust est une fiction peut être considéré comme un jeu avec cent entrées ou tiroirs qui correspondent aux cent ans qui nous séparent de la parution du premier livre d’À la recherche du temps perdu. François Bon nous guide dans sa propre lecture de l’œuvre, il y apparaît lui-même en tant que lecteur et écrivain, comme si l’œuvre lui renvoyait son reflet. La matière qu’il rassemble est si vaste qu’il faut reconnaître que Bon réussit une prouesse : son travail est extrêmement érudit, sans être pesant ou pédant, il renverse avec plaisir les clichés habituels.

Si vous n’avez pas lu Proust, le livre de François Bon sera extrêmement frustrant, d’autant qu’il n’y a pas de notes explicatives, et vous aurez inévitablement envie d’en savoir plus sur Odette, Oriane, Gilberte. Et ceux qui l’ont déjà lu sentiront le besoin d’y retourner, et pourquoi pas d’y mener une enquête selon leurs goûts, comme François Bon