Antoine Compagnon retrace son parcours d’enseignant-chercheur et témoigne sur les études littéraires et sur le contexte intellectuel et académique des quarante dernières années.

Après La Classe de rhéto (2012), récit d’apprentissage possédant une nette dimension autobiographique, Antoine Compagnon, titulaire de la chaire “Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie” au Collège de France, revient sur son parcours académique dans un recueil d’entretiens intitulé Une question de discipline, réalisé au cours de l’année 2013 avec Jean-Baptiste Amadieu.

Non sans un certain sens de la provocation, le titre met en avant une notion, celle de discipline, qui n’est pas nécessairement à la mode aujourd’hui et qui est envisagée dans sa triple acception d’“action d’apprendre”, de “matière enseignée” et de “règle de vie”   . L’auteur ne cherche pas à livrer toutes les clés de sa personnalité (une entreprise par définition illusoire, comme le rappelle la préface), mais à éclairer certains aspects permettant de comprendre comment son travail d’enseignant et de chercheur a évolué au fil du temps.

Une telle entreprise est délicate, car elle présente le risque de tomber dans l’anecdote. Néanmoins, Antoine Compagnon parvient à éviter cet écueil en mettant systématiquement son parcours en perspective et en montrant comment il s’est construit dans un univers intellectuel et académique dont il évoque quelques-unes des principales mutations depuis la fin des années 1960. Il retrace les étapes d’un cheminement qui l’a mené de son éducation secondaire entre la France et les États-Unis, puis de ses études scientifiques (il est entré à Polytechnique en 1970) au choix d’une carrière de professeur de littérature, mais qui l’a aussi conduit, de livre en livre, à s’intéresser à des questions très variées – de la citation dans La Seconde Main (1979), son premier ouvrage, tiré de sa thèse, à la notion de modernité, en passant par l’histoire littéraire (La Troisième République des lettres, 1983), l’épistémologie (Le Démon de la théorie, 1998) et l’édition scientifique, puisqu’il a participé à la réédition de Proust dans La Pléiade parue en 1987.

En raison de sa formation et de ses centres d’intérêt, Antoine Compagnon a été amené à fréquenter plusieurs disciplines (au sens de “matières étudiées”) et ne manque pas de faire l’éloge de l’ouverture, du détour par différents domaines du savoir – ce que l’on nomme aussi le décloisonnement. Mais l’interdisciplinarité, selon lui, a des limites. La transposition des méthodes d’une discipline dans une autre n’est pas toujours pertinente. La réflexion qu’il propose ne vise donc pas à promouvoir une transdisciplinarité systématique, mais à assouplir le cadre souvent trop rigide des disciplines universitaires (surtout en France) pour défendre le principe d’un enrichissement mesuré grâce au contact prudent et attentif avec des méthodes issues d’autres horizons : “Mais qu’il n’y ait pas de malentendu dans mon propos ! Je ne fais pas l’éloge de l’interdisciplinarité ni de toutes les formes du mélange des disciplines qui étaient en usage dans ma jeunesse. Au contraire. Ma méfiance à l’égard de ces amalgames est justement une conséquence de mon expérience des disciplines. […] En revanche, traverser une discipline pour trouver de quoi en enrichir une autre, cela me paraît essentiel”   .

C’est donc, avant tout, dans le cadre d’une discipline particulière, les études littéraires, que se situent ses travaux – à l’exception des quelques textes de fiction qu’il a publiés. Le livre est l’occasion de faire l’histoire de ce domaine du savoir et de montrer comment il a évolué depuis la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l’histoire littéraire est devenue un paradigme dominant et a supplanté la rhétorique, aussi bien dans les lycées que dans les universités. Le développement de la théorie littéraire à partir des années 1960 – et son apogée dans les années 1970, au moment où l’auteur a effectué ses études – est envisagé, dans une sorte de mouvement dialectique, comme un retour non à la rhétorique elle-même, mais à une forme d’explication possédant avec elle une certaine parenté, dans la mesure où elle se fonde sur la recherche de lois universelles plutôt que sur un examen de la spécificité des œuvres et de leurs conditions de production. En fin de compte, Antoine Compagnon distingue deux grands mouvements dans l’histoire des études littéraires : l’un qui, tendant au général, cherche les lois de fonctionnement des textes ; l’autre qui, tendant au particulier, examine chaque œuvre dans sa singularité. Le retour de l’histoire, auquel on assiste timidement aujourd’hui en France, en partie sous l’influence de travaux menés depuis une trentaine d’années aux États-Unis, constitue sans doute un nouveau moment de cette évolution.

Une question de discipline, par ailleurs, aborde plusieurs autres aspects importants du parcours d’Antoine Compagnon : son goût pour l’enseignement, les auteurs qui l’ont marqué (Montaigne, Baudelaire et Proust notamment, mais aussi Roland Barthes) et ses travaux sur la modernité, qu’il conçoit comme fondamentalement paradoxale (Les Cinq Paradoxes de la modernité, 1990). En 2005, dans Les Antimodernes, il est revenu sur cette question sous un autre angle, mais dans une perspective finalement assez voisine. Les vrais modernes, selon lui, ne seraient pas dupes du mythe du progrès ; bien que conscients de l’irréversibilité du déroulement historique, ils ne pourraient s’empêcher de regarder en arrière et de regretter tout ce qu’ils ont perdu, si bien qu’ils seraient en quelque sorte des modernes malgré eux – une théorie qui a souvent été discutée et critiquée, notamment parce qu’elle permet de sélectionner un corpus d’écrivains intéressants en raison de leur ambiguïté, mais ne prend pas en compte tous les enjeux liés à la modernité, la croyance au progrès pouvant revêtir une grande variété de formes et se révéler plus complexe qu’une simple adhésion dogmatique.

Le dernier chapitre du livre (“Les lettres aujourd’hui”) est probablement le moins stimulant, car une partie des réflexions qu’il contient est assez convenue, notamment au sujet de la lecture, de plus en plus fragmentée à l’heure du numérique. On y trouve même quelques excès qui auraient pu être nuancés : “Les enfants de ma génération n’avaient pas grand-chose à faire durant les trois mois des grandes vacances d’été. […] Aujourd’hui, on ne connaît plus ce vide ; nos prothèses électroniques occupent nos loisirs. On n’envisage plus de vacances sans Wifi. Tout le monde travaille vingt-quatre heures par jour, sept jours sur sept. Quel temps reste-t-il pour une lecture absorbante ?”   . Antoine Compagnon propose cependant des pistes intéressantes pour remédier à la désaffection que connaissent actuellement les études littéraires, notamment en encourageant le développement d’enseignements à destination d’étudiants non spécialistes, afin de donner le goût de la littérature à des publics nouveaux et de combler en partie le fossé existant entre les disciplines scientifiques et les sciences humaines.

Au-delà de la mise en perspective et de la contextualisation du parcours de son auteur, qui fournit des renseignements très intéressants sur le monde universitaire et les enjeux des études littéraires au cours des quarante dernières années, Une question de discipline montre enfin – ce qui peut paraître évident mais mérite tout de même d’être rappelé – que le travail de chercheur ne peut se réduire à la seule application de méthodes prédéterminées, mais exige aussi du “flair”   , de l’indépendance d’esprit, ainsi qu’une capacité à s’étonner, à être intrigué par des questions surgissant de façon inattendue. À l’heure des appels à projets et du règne de l’évaluation, qui tendent à transformer les chercheurs en spécialistes des dossiers administratifs (parfois avec leur consentement), l’un des mérites du livre est de montrer que la recherche ne se planifie pas de manière systématique et se construit au contraire à partir de moments de perplexité (un terme employé à plusieurs reprises dans l’ouvrage) face à des problèmes qui n’ont pas toujours été prévus