Réhabiliter, à travers les figures féminines de l'espionnage au XIXe siècle, le rôle des femmes dans les renseignements, un secteur du travail encore très peu paritaire en France.

Historien de la résistance notamment du maquis Surcouf en Normandie, Raymond Ruffin s'est intéressé au destin peu ordinaire des agents féminins des services de renseignement allemands, britanniques et français pour dépeindre les affrontements de la Seconde guerre mondiale. Une rencontre documentaire féconde. Elle s'est déjà traduite par la rédaction de deux biographies   consacrées à Violette Morris. Il est vrai que l'ex-championne hommasse d'athlétisme, compétitrice hors pair de boxe et de sports mécaniques, lesbienne en vue attira pour le moins l'attention d'abord de ses contemporains et des médias, ensuite des analystes du monde interlope de la Collaboration   . Cette virago abstruse ne pouvait que figurer en bonne place dans la galerie des espionnes du XXe siècle établie par R. Ruffin.

Bien que certaines des conclusions sur V. Morris soient aujourd'hui contestées   , le romancier décédé en 2007 a confectionné un trombinoscope original de femmes de l'ombre, espionnes actives de la guerre de 14 au second conflit mondial : Élisabeth Schragmüller (Mademoiselle Docteur, 1887 - 1940), Margaretha Geertruida Zelle (Mata Hari, 1876 - 1917), Marthe Richard (L’Alouette, 1889 - 1982), Violette Morris (1893 - 1944), Christine Granville (1908 – 1952), Mathilde Bélard-Carré (La Chatte, 1908 - 2007), Joséphine Baker (1906 – 1975), Madeleine Bihet-Richou (1901 - ?). L'étude de ces personnages ne constitue pas une analyse de genre. Le est une somme de biographies, une collection de portraits d'actrices du renseignement. On regrettera cependant qu'elle rassemble de manière abusive sous le vocable d'espionne des femmes qui furent simplement des appâts sexuels dans des opérations d'espionnage et des professionnelles des services secrets. Une confusion dommageable à la perception par le grand public des métiers du renseignement, les nombreuses exigences professionnelles qu'ils imposent, entretenant une vision romanesque et aventurière de l'espionnage bien loin des réalités quotidiennes des services qui y concourent. L'érotisation de l'espionne occulte le grand professionnalisme des femmes du renseignement à l'image d'E. Schragmüller qui dirigea de 1915 à 1918 l'antenne anversoise du Geheimer Nachrichtendienst   .
   
Faute de recherches académiques fouillées, l'addition de tranches de vie est l'approche la plus commune pour dépeindre le monde du renseignement au féminin. R. Ruffin n'échappe pas à cette règle. Pour des études de cas, il est possible de s'appuyer sur une très abondante littérature anglophone   . À mesure que les archives deviennent accessibles, il est probable que de nouvelles espionnes nous seront dévoilées dans les années à venir. Les révélations récentes aux États-Unis sur le rôle de la critique gastronomique américaine Julia Child   en ont surpris plus d'un. À ce titre, certaines héroïnes mériteraient de voir leur vie d'espionne décrite par le menu détail et faire l'objet de livres spécifiques (ex. J. Baker   .). En attendant, il faut se contenter des trop rares mémoires d'agentes françaises   et des monographies dans la langue de Molière d'espionnes étrangères qui ne s'intéressent qu'aux parcours professionnels les plus extraordinaires   .
   
L'absence de travaux universitaires ou administratifs sur la féminisation des métiers du renseignement ne nous permet pas d’avoir une vue très documentée de la réalité et les évolutions récentes de ce monde du travail. C'est si vrai que depuis la première édition du manuscrit de R. Ruffin en l’an 2000 - aujourd’hui réimprimé sans que même ne soit mentionnée la disparition de l’auteur voici six ans - aucun essai en langue française n'a cherché à appréhender le rôle des femmes dans les politiques publiques de renseignement   . Il faut donc se " contenter " de bribes d’informations au détour d’articles de presse, pourtant le rôle des femmes est loin d’être " marginal " pour notre sécurité. Les femmes travaillant dans les services de renseignement intérieur sont, par exemple en France, proportionnellement plus nombreuses que dans ceux de la Police judiciaire. À la DCRI, un fonctionnaire sur huit environ serait une femme. À la DGSE, elles représenteraient un quart des effectifs.
   
Il conviendrait de s'intéresser aux espionnes pour faciliter leur carrière mais également pour des raisons opérationnelles. Sans inverser les préjugés, il n'est pas inintéressant de s'interroger sur l'"utilité" des espionnes pour traiter les femmes "satellites" d'une cible (ex. mère, épouse, maîtresse, collègues), l'avantage pour un espion d'apparaître en couple ou d'agents féminins à la recherche de renseignements scientifiques, tant d'homme s’imaginant encore qu’une femme ne peut avoir des connaissances techniques de premier plan. On restera plus circonspect sur le rôle d'agente en mission sous couverture de la Croix-Rouge comme le rapporte R. Ruffin car cette pratique est contraire aux conventions de Genève. En conséquence, à l'heure où la France se dote d'une inspection du renseignement, celle-ci aurait tout intérêt à se pencher sur la féminisation des services secrets. L'égalité professionnelle se joue dans le monde du renseignement comme dans tous les autres espaces du monde du travail. La France en la matière a un certain retard à rattraper sur les États-Unis (48% des agents de la CIA sont des femmes) et ses voisins. À la différence du Royaume Uni   , aucune femme n'a jamais dirigé un service de renseignement de l’hexagone. Pourtant, il y a aujourd’hui des actrices du renseignement extérieur et du contre-espionnage. Plusieurs femmes sont chefs de poste ou officiers traitants, en Afrique, en Asie, et même dans le monde arabe. L'une des principales "cellules de crise" de la DGSE est dirigée par une femme. Si les femmes sont nombreuses dans l'encadrement, les postes de direction leur restent en revanche de facto fermés : une seule femme est numéro deux d'une direction des services secrets et c'est la moins opérationnelle de toutes, celle de la stratégie. Seule exception à cette règle machiste, depuis sa création l’Académie française du renseignement est dirigée par une femme   .

Leur rôle comme l'ont rappelé monographies et mémoires en France ou à l'étranger ne se limite donc pas à collecter des informations sur l'oreiller en étant des aventurières d'alcôve. Certes, les recruteurs d'agents féminins sont convaincus que les espionnes attirent moins l'attention mais pour soutirer informations et intentions les espionnes les plus performantes n'ont pas seulement recours à leur séduction et leur pouvoir charnel. Pour autant, ces attraits ne sont pas aussi dépassés dans la deuxième moitié du XXe siècle ou encore au XXIe que le proclame R. Ruffin à la fin de son récit. La liaison de Christine Keeler avec John Profumo en 1963 ou les activités de la russe Anna Kouchtchenko, alias Anna Chapman, arrêtée à New York en 2010 montrent que sexualité et espionnage font encore bon ménage. En outre, il n'y a pas que les hommes qui tombent dans le "piège à miel". Le réseau polonais de Georg von Sosnowski dans l'entre deux-guerres, sur lequel revient brièvement R. Ruffin, ou encore le service d'espions Roméo de la STASI séduisirent efficacement de jeunes femmes pour collecter des renseignements d'intérêts militaires du ministère de la Reichswehr et de l'OTAN. Il est donc temps de rendre hommage à toutes les espionnes : agent de liaison, analyste, cartographe, chauffeur, chef d'antenne, chiffreuse, cryptographe, expert en propagande, formatrice d'agents, opératrice clandestine, secrétaire, transmetteur,.... C'est ce que vient de faire très solennellement le Royaume Uni. Le prince Charles a inauguré le 3 décembre 2013 à Tempsford, près de Cambridge, un monument commémorant les exploits des espionnes envoyées d'Angleterre pendant la seconde guerre mondiale   . Reste à le faire pour toutes les autres ! À sa manière, R. Ruffin y a apporté sa contribution en rappelant que nombre d'espionnes exercèrent leur mission jusqu'au sacrifice suprême. Alors que nous commençons à commémorer le centième anniversaire de la guerre de 14, les historiens seraient bien fondés à revenir sur le parcours des fusillées féminines pour espionnage que R. Ruffin évoque en passant