Contre les monumentalisations de l’œuvre de Rimbaud, une démonstration de ce que signifie concrètement l’“émancipation” : fuir l’être auquel on est assigné, ici, pour Rimbaud, la figure (parnassienne) du poète.

L’auteure situe d’emblée l’enjeu de son intervention : donner la preuve que les textes de Rimbaud, si on accepte de les lire sans les enfermer dans une littéralité trop précieuse ou dans le registre de l’adolescence immature, révèlent un penseur pour qui l’émancipation est la préoccupation prioritaire.

L’auteure est professeure de littérature comparée à la New York University. Plusieurs de ses livres ont déjà été traduits en langue française. Elle est donc connue d’un certain public. Ce dernier livre pourrait lui permettre de conquérir un public plus large dans la mesure où il n’intéressera pas uniquement les spécialistes de Rimbaud. Pour déployer son axe de recherche, en effet, elle s’établit à la charnière de la littérature, de l’histoire, de la géographie et de la sociologie. Mais justement pas au cœur de la poésie subjective qui sert habituellement de canon d’interprétation de l’œuvre de Rimbaud. Ce qui pose à la fois des problèmes de méthode et des problèmes d’interprétation des textes littéraires.

Problèmes de méthode, d’abord, au sens où elle veut dépasser les modes classiques d’approche des textes littéraires. Pour comprendre ce parti pris, il convient d’ailleurs de lire de près la préface de l’ouvrage qui retrace brièvement les conditions du travail littéraire (universitaire) aux États-Unis. À ce déplacement s’ajoutent des recherches sur l’univers lexical de Rimbaud (tournures parnassiennes, invectives, argot), sur la Commune de Paris et, notamment, sur les archives (grâce à l’historien Jacques Rougerie) des procès des communards qui ont permis de comprendre qui étaient les participants à l’insurrection, enfin sur les philosophies de l’émancipation. Ensemble, elles font apparaître les textes de Rimbaud sous un nouveau jour.
Problèmes d’interprétation des textes, ensuite. Par exemple, l’auteure se lance dans des cartographies de termes et des géographies urbaines, à partir des textes de Rimbaud, qui placent les références aux confins de la conception de la géographie de l’époque, notamment celle d’Élisée Reclus. Mais, attention, il ne s’agit pas de topographie. À travers la référence à des villes, des paysages, des systèmes mondiaux, elle saisit des données politiques et des partis pris inaperçus. Par exemple, ce que révèle un poème comme “Démocratie”, c’est que Rimbaud a conduit ses explorations de la poésie au moment précis où le mot “démocratie” changeait de signification. On est passé du monde de la Révolution française à celui de la colonisation. D’ailleurs, les parcours de Rimbaud sont typiques à cet égard : de ce qu’on appelait alors la province vers Paris (la capitale), puis de cette ville vers le désert. Au passage, elle met au jour le point suivant : que le chronotope rimbaldien de la ville – la ville insurgée, le cristal arctique de la ville futuriste – ne coïncide pas avec le Paris en cours de modernisation qui est celui de Haussmann, ou de Baudelaire.

L’ouvrage est composé de cinq chapitres : la transformation de l’espace social, le droit à la paresse, l’histoire sociale, l’essaim, métaphores et slogans. Les titres de ces chapitres en disent autant sur l’axe de l’auteure que ce qui vient d’être précisé.

C’est à cette perspective que l’on doit la mutation des Illuminations en poème placé sur le bord d’un système mondial en pleine mutation. Ce poème inaugure ou énonce un monde à la fois divisé et unifié par le colonialisme. Cette interprétation, l’auteure la doit au théoricien américain Fredric Jameson. Mais elle s’appuie sur elle pour aller beaucoup plus loin.

Comment accéder, chez Rimbaud, à ce thème de l’émancipation ? N’oublions pas que le poète écrit : “Quel siècle à mains !” Pour celui qui ne connaît pas l’étymologie du terme (du latin ex-mancipare), la phrase n’a guère de saveur. Mais rappelons que “être émancipé”, dans le droit civil romain, signifie être libéré de l’autorité, et précisément n’être plus sous la main de […], sous la tutelle de quelqu’un d’autre. Évidemment, c’est aux travaux de Jacques Rancière, de nos jours, que pense l’auteure. Mais alors, il importe de comprendre simultanément ceci : que l’émancipation dont nous parlons aujourd’hui ne consiste pas en une recherche de solidarité partidaire ou syndicale. L’émancipation est désormais pensée en termes de résistance aux assignations, et même en affirmation d’un déplacement perpétuel par rapport à elles. Rimbaud ne cessait de vouloir échapper à l’identité de “bon parnassien”. Il cherchait aussi à fuir autant que possible l’être poète, fuite qu’il renforce définitivement en se réfugiant finalement dans le silence. Comme si, d’ailleurs, Rimbaud avait abandonné la littérature avant même d’y parvenir. Et que dire du “J’ai horreur de tous les métiers”, sinon que cette expression peut être mise en parallèle avec les positions de Reclus et de Paul Lafargue.

Afin de généraliser le propos, l’auteure rassemble alors ces personnages dans un seul et même commentaire : “La menace que représentent Lafargue, Reclus et Rimbaud, tous exilés ou figure du déplacement, réside dans la nature ‘bâtarde’ de leur pensée.” Et plus précisément, en ce qui regarde le dernier d’entre eux, il faut donc s’intéresser à sa rencontre avec les collectifs et les mouvements qu’on a traditionnellement jugés étrangers à son cheminement de poète. Sa trajectoire, en particulier, suit le déplacement massif des populations des provinces vers la capitale, selon une migration préalable au déplacement géographique encore plus important des métropoles vers les colonies. On a, chez Rimbaud, une dialectique de la ville et du désert tout à fait de même type.

Plus rigoureusement, la lecture de l’autobiographie de Rimbaud – l’auteure désigne ainsi Une saison en enfer – montre clairement que le poète avait tourné le dos aux romans de formation tels qu’on en écrivait à l’époque. Aussi est-elle autorisée à avancer sa lecture des textes qui en fait des témoins d’une réflexivité évidente. Et pas uniquement cela. Elle fait aussi de la vie de Rimbaud une forme de crise du rôle de citoyen du poète.

Pour en venir maintenant à la Commune de Paris, on peut, il est vrai, se contenter de raconter la vie de Rimbaud, chercher à savoir exactement ce qu’il y a fait, quelles ont été ses périgrinations. Mais l’absence de Rimbaud sur ces lieux est avérée. L’auteure ancre donc sa recherche ailleurs et procède autrement. Il y a bien sûr les poèmes explicitement politiques. Mais il y a mieux : examiner les déplacements de la dimension politique sur les problèmes apparemment périphériques de la vie quotidienne, l’organisation de l’espace et du temps, les changements des rythmes de vie, et les ambiances sociales. C’est donc l’imaginaire particulier du poète qui vient ainsi en avant. Et nous voilà relancés vers les textes. Le poème, parfois, constitue un mouvement plutôt qu’un tableau, un récit plutôt qu’une carte. L’espace devient par conséquent une forme spécifique d’opérations et d’interactions. En récusant le Parnasse, le poète opère un retour inconditionnel à l’expérience ordinaire. La beauté, on le sait, s’en trouve déchue (Une saison en enfer). La beauté n’est plus la Beauté. Mais cette décanonisation ne correspond pas à un simple changement de l’objet. La mutation concerne surtout le rapport du narrateur à l’objet. Et dans ce nouveau rapport se joue la nouvelle place du poète. Le “Changer la vie” devient une réalité, une existence en acte qui se refuse à se plier aux frontières et aux distributions imposées.

Afin de donner des exemples plus larges de ces pratiques, l’auteure reprend l’exemple de la démolition de la colonne Vendôme. La question que pose cette démolition est la suivante : les ouvriers qui ont accompli ce geste n’étaient pas chez eux dans le centre de Paris. Ils occupaient un territoire ennemi, une place au cœur de l’espace social des dominants. Le détournement s’opère au centre de l’espace de l’autre, et non plus à ses frontières. Ainsi en va-t-il aussi des détournements des églises pour les réunions de clubs de femmes. Le détournement ainsi compris a pour but de dépouiller l’original de sa fausse valeur.

Rimbaud, donc, poursuit un but similaire, à défaut de participer à la Commune. Et puis, il y a la géographie. L’audace du “Bateau ivre” d’abord est de constituer un récit historique dans lequel s’exprime le passage de capitalisme de marché à un système mondial élargi. Puis viennent les poèmes dans lesquels les termes et noms propres géographiques prolifèrent. On approche une cartographie du mouvement social, une vaste géographie des déplacements de masse, des mouvements de population, et des émigrations humaines. Une évocation approfondie de la géographie de Charleville est donnée par l’étude du poème “À la musique”. Le poème établit des espaces distincts. Celui du poète est celui de la fuite, en particulier devant l’espace saturé de l’inébranlable assurance des bourgeois. Ainsi l’espace occupé, depuis le square de Charleville jusqu’au déploiement urbain montre-t-il que l’espace n’est pas un référent naturel. L’usage de la géographie par Rimbaud ne coïncide pas du tout avec la géographie vidalienne que beaucoup connaissent encore. Il est tourné vers Reclus. Et l’auteure de revenir sur l’histoire de la géographie universitaire, montrant alors que la prééminence de Vidal de la Blache sur la géographie est à mettre en lien avec la répression dont fut victime Reclus. À l’instar de Rimbaud, l’imagination politique de Reclus est marquée par sa participation (cette fois effective) à la Commune de Paris. Reclus est d’ailleurs le premier à utiliser l’expression de “géographie sociale”. Et l’opposition entre Vidal de la Blache et Reclus est décisive pour le propos.

Il est clair que le poème ci-dessus cité appartient au goupe des poèmes satiriques. L’hostilité de Rimbaud à la mesquinerie de Charleville résonne de manière puissante dans les sarcasmes envers les petits-bourgeois de province. Et l’auteure de souligner que “sarcasme” est un terme qui provient du grec sarkasmos, “mordre la chair de l’adversaire vaincu”. C’est tout dire. Cette dernière remarque en entraîne cependant une autre : ce qu’on a généralement retenu de Rimbaud, justement, ce sont des slogans : “Changer la vie”, “Je est un autre”, “Il faut être absolument moderne”… Loin de trouver cela regrettable, l’auteure en conclut que ce qui a été retenu l’a été en vertu de la singulière “futurité” de ses textes. Sa poésie orchestre le cri de guerre des morts, ceux des révolutions, ceux de 1892 et de 1883. Mais pareille orchestration vise aussi à convoquer une foule à venir. D’où la conclusion de cet ouvrage : “Rimbaud” ne consiste pas en un monument littéraire, réifié et solitaire. Il est même important d’empêcher sa monumentalisation