Les imprimantes 3D sont de plus en plus fréquemment mises parmi les "signaux faibles" de mutations en cours, voire sont annoncées comme un des éléments d’une nouvelle "révolution industrielle"   . Ces récents développements techniques, qui permettent d’imprimer des objets couche par couche (donc en trois dimensions), pourraient effectivement avoir des effets importants, au-delà même des processus de fabrication.

Derrière les implications technologiques et économiques envisageables peuvent aussi venir d’autres questions : qui va pouvoir se saisir de ces potentialités technologiques, de quelle manière et pour en faire quoi ? Ces enjeux sont aussi politiques   . Ce qui pourrait effectivement se dessiner, ce n’est pas seulement une reconfiguration des systèmes de production (pouvant prendre en l’occurrence des formes déconcentrées et plus distribuées). Au moment où l’économie semble entrer dans une nouvelle phase d’automatisation des processus productifs (voire d’activités de services) qui risque de s’avérer fortement destructrice d’emplois, se développent en effet des outils qui permettent également de produire soi-même ou de manière communautaire, donc sans forcément devoir passer par des circuits marchands (sauf éventuellement pour l’approvisionnement en matériaux, évidemment).

Les versions les plus accessibles des imprimantes 3D semblent ouvrir des possibilités d’autoproduction difficilement envisageables auparavant, en profitant de dynamiques déjà engagées dans le domaine du "numérique". Cette fois, le processus concernerait davantage le monde matériel, celui des objets physiques utilisables dans les vies individuelles et qui gagnent en plus l’avantage d’être manipulables et modifiables (voire partageables) sur ordinateurs sous leur forme digitalisée (et nombreuses sont les envies qui se manifestent pour élargir les possibilités et promouvoir une meilleure adaptation aux besoins). À relativement court terme, si la qualité et la précision des systèmes et processus s’améliorent, la production réalisée peut concerner non seulement des jouets, des bijoux ou des objets décoratifs, comme le proposent déjà fréquemment les catalogues de modèles accessibles en ligne, mais aussi des objets simples, plus ou moins utiles (ou même vraiment peu utiles   .), à usage domestique, du type de ceux devenus communs dans la cuisine (vaisselle, etc.), dans la salle de bain (pommeaux de douche, etc.), dans le salon (lampes et éléments de mobilier, etc.), pour le jardinage (pots, gicleurs d’arrosage et autres accessoires). Les exemples qui ont commencé à être mis en avant sont aussi des instruments de musique, des équipements de sport, des montures de lunettes, des vêtements et des chaussures. Dans une vision optimiste, ce serait "une machine qui pourrait fabriquer presque n'importe quoi" (“a machine that can make almost anything”), si l’on reprend les termes de Hod Lipson et Melba Kurman   (respectivement professeur en ingénierie à Cornell University et consultante en innovation technologique).

Certes, le rendu varie bien entendu en fonction du type de machines et de leur degré de perfectionnement, les machines domestiques, relativement petites et encore plutôt grossières dans leurs productions, restant encore loin des performances des machines industrielles, forcément plus chères. La marge d'amélioration est donc encore importante, a fortiori pour une utilisation courante dans chaque foyer.

En attendant de pouvoir peut-être en arriver là, des lieux publics, comme les bibliothèques, s’intéressent de plus en plus à ces machines   . La mise à disposition de versions accessibles de ces technologies peut permettre de partager des savoirs et de favoriser des apprentissages autour de machines relativement simples, notamment en fournissant des espaces de démonstration et en donnant des possibilités d’expérimentation. Ces espaces conçus comme communs peuvent ainsi inciter à collaborer à des projets collectifs. Dans ce cas, c’est aussi davantage l’offre d’un accès à ces machines qui est envisagé, plutôt que la possession de ces dernières. Par rapport aux fab labs, ces lieux peuvent au surplus paraître plus ouverts et plus accessibles à des publics qui ne soient pas seulement des technophiles ou des "geeks". Plutôt qu’une généralisation dans les foyers ou un accès restreint dans des grandes surfaces de type hypermarchés et supermarchés (comme prévoit de le faire Auchan par exemple)   , ils peuvent être une étape vers l’installation d’ateliers de quartier.

Les promesses de l’impression 3D sont même en train de s’étendre aux aspects écologiques. Les perspectives les plus ambitieuses prétendent presque arriver à contourner la question de la limitation des ressources. Différents projets, comme RecycleBot, Filabot et FilaMaker, visent à concevoir et proposer une machine de taille réduite, éventuellement en kit, permettant de recycler les déchets en plastique pour les transformer en filaments utilisables dans des imprimantes 3D. L’intention sous-jacente est aussi de permettre de faire baisser le coût des filaments. De telles initiatives permettent d’envisager de boucler les cycles d’utilisation des matériaux   et de rejoindre certaines conceptions couramment regroupées sous le terme d’"économie circulaire ". De ce point de vue, l’impression tridimensionnelle serait une pièce dans un agencement plus large. Elle rendrait envisageable un couplage technologique qui pourrait ouvrir des possibilités écologiques, grâce à des machines complémentaires. Le recyclage pourrait être décentralisé, en réduisant les nécessités de collecte et de transport vers de grosses unités de type industriel. La réalisation de ce bouclage suppose toutefois qu’il y ait dans la population une motivation à se doter d’un tel équipement permettant le recyclage, plutôt qu’à jeter. La facilité d’utilisation, comme pour beaucoup de technologies à usage quotidien serait un atout supplémentaire. Une autre condition serait que la possibilité d’utilisation d’un matériau recyclé dans des imprimantes 3D ne devienne pas une excuse pour moins se soucier des déchets qui peuvent être produits. Les controverses potentielles sur les mérites écologiques de ces machines relativement nouvelles ont du reste commencé à alimenter les incitations à développer des "analyses de cycle de vie" (ACV)   . S’ils se poursuivent, le rapprochement et l’agencement de ces différentes machines vont en tout cas être intéressants à suivre.

Alors que l’imaginaire des économies industrielles avait installé les fabrications matérielles dans le monde des usines, l’effervescence autour des imprimantes 3D semble en train d’ouvrir d’autres horizons. Derrière elles, il n’y a pas qu’une question de diversification des modes de production. Il y a aussi celle de la redistribution des capacités permettant de répondre à certains besoins matériels. Donc celle des conditions d’existence dans une société où le quotidien dépend de multiples artefacts. Une infrastructure productive "relocalisée", hyperlocalisée même, peut-elle alors devenir le vecteur d’une forme d’autonomie ? Pouvoir faire soi-même, ou au moins avec des machines accessibles localement (sans être dépendant de circuits compliqués et opaques). Autrement dit, pour le consommateur devenu prosommateur (à la fois producteur et consommateur), être potentiellement moins captif et savoir comment produire une partie de ce qui est utilisé quotidiennement. Une façon de qualifier cette potentialité est de parler de "déprolétarisation ", à la manière du philosophe Bernard Stiegler   , et l’on pourrait reprendre sa perspective et l’adapter, notamment pour la dégrossir et pouvoir bien tenir compte des agencements collectifs dans lesquels ce nouvel outillage va s’insérer (avec toutes les résistances et tous les obstacles que cela peut supposer). Il faudra alors appréhender et suivre l’énergie créative qui pourra être investie dans ces machines encore évolutives que sont les imprimantes 3D. Et suivre surtout les usages qui en actualiseront éventuellement les potentialités