De la biographie revisitée par son auteur aux études sur le discours de Mme de Sévigné, trois ouvrages tentent de donner une vision juste de ce qu’elle fut et de la force de son écriture.

L’avant-propos de cette réédition de la biographie de Mme de Sévigné résonne comme une suite, un peu à la Dumas. “Vingt ans après”, titre éclairant de ces quelques pages, est en fait une mise au point de René Duchêne qui justifie cette nouvelle version non comme une fantaisie mais bel et bien “comme si c’était l’œuvre d’un autre”. Il ajoute qu’il l’a “fait en considérant la version originale de ce livre d’un œil critique”.

In fine, la grande nouveauté de cet ouvrage réside dans l’épilogue qui conte “l’extraordinaire succession de ‘miracles’ qui ont abouti à la conservation des lettres de Mme de Sévigné à sa fille – plus des trois-quarts de ce qu’on peut lire d’elle aujourd’hui”. D’autre part, cette biographie se veut être “un dialogue entre ce que Mme de Sévigné a elle-même conté de sa vie et ce que disaient d’elle les documents contemporains, à l’exclusion des nombreuses légendes et interventions ultérieures”.

Et sur ce dernier point, l’ouvrage de Cécile Lignereux, À l’origine du savoir-faire épistolaire de Mme de Sévigné. Les lettres de l’année 1671, semble être une rupture certaine de ce que souhaite la nouvelle critique qui se consacre aux textes de l’épistolière. Car, en choisissant d’étudier la “notion de savoir-faire”, l’universitaire s’interdit “de confondre les personnalités décrites par les biographies, d’un côté, et les images produites par les partenaires de l’échange épistolaire, d’un autre côté”. En effet, ce savoir-faire “incite à élucider des mécanismes d’ordre non psychologique mais discursif”. Saisir cette notion serait alors “prendre acte de la tension constitutive, sans cesse commentée par Mme de Sévigné elle-même et au cœur des débats sur l’art épistolaire au XVIIe siècle, entre l’expression d’une subjectivité et l’adéquation à des idéaux socioculturels”.

Bien plus, Cécile Lignereux jette en quelque sorte un pavé dans la mare en démontrant que ceux et celles qui affirmaient “que l’écriture épistolaire fut pour Mme de Sévigné une manière de satisfaire une vocation d’écrivain revient non seulement à prêter à l’épistolière des désirs et des intentions invérifiables mais encore à recourir à des notions anachroniques”. C’est pour toutes ces raisons que Cécile Lignereux préfère raisonner “en termes d’appropriation, dans la mesure où Mme de Sévigné fait subir aux possibles langagiers qui s’offrent à elle les infléchissements nécessaires à leur réinvestissement au service du mode de communication original qu’elle entend établir avec sa fille”. Ce sont les lettres de 1671 qui seront alors le terreau de cette investigation.

On pourrait ici, cependant, reprocher à la critique de faire dire à Mme de Sévigné ce qui est, comme elle-même l’affirmait plus en avant dans sa propre introduction, une “intention invérifiable” : “Mme de Sévigné fait des lettres de 1671 le lieu d’expérimentation d’une harmonie relationnelle inexplorée”. Mais si l’agrégation de lettres n’avait pas mis en exergue ces lettres, y aurait-il eu interrogations aussi poussées ? La question reste donc ouverte. Quoi qu’il en soit, l’étude de Cécile Lignereux s’articulera en quatre parties : les choix lexicaux de Mme de Sévigné pour dire au plus juste les sentiments qu’elle ressent pour sa fille ; les stratégies éthiques qui montrent l’adéquation entre Mme de Sévigné et les valeurs de Tendre. Il ne sera donc pas question de “[s]es incontrôlables mouvements passionnels mais […] d’irrécusables preuves de l’excellence de ses sentiments” ; les procédés stylistiques qui tempèrent “l’irruption des affects susceptibles de déplaire à sa fille, Mme de Grignan – parmi lesquels les aveux de larmes, les plaintes ou les recommandations intrusives” ; les procédés poétiques qui réinventent “un protocole épistolaire singulier, adapté à ses propres aspirations”. Étude riche, donc, et clairement destinée aux agrégatifs qui découvriront avec beaucoup d’intérêt les analyses pointues de Cécile Lignereux, surtout si l’on considère la seconde partie intitulée “exercices” dans laquelle les différentes épreuves de l’agrégation sont développées avec brio.

Intéressons-nous dès lors à un autre ouvrage consacré aux lettres de 1671, paru aux éditions des Presses Universitaires de Rennes, et dont le titre est Lectures de Mme de Sévigné. Les lettres de 1671. Il s’agit d’un recueil de treize articles réunis par Cécile Lignereux qui se veulent être “des études constamment attentives à concevoir ‘la donnée tangible de l’expression telle qu’elle s’offre désormais au lecteur anonyme des Lettres le temps d’une lecture’ comme ‘le résultat et l’image d’un choix, donc un acte de style’” : pour le dire autrement, des études exclusivement d’analyse textuelle de la correspondance et non plus des analyses psychologiques qui font des lettres sévigniennes un modèle d’écriture féminine. Les contributeurs souhaitent donc revenir au détail du texte épistolaire et laisser de côté l’analyse purement subjective du style de Mme de Sévigné. Ainsi l’ouvrage s’articulera en quatre parties ou “Lectures”.

La première, “Lectures rhétoriques”, réunit trois articles dans lesquels les auteurs se donnent “les moyens de mettre à jour les procédures constitutives de la gestion de la lisibilité épistolaire”. Christine Noille s’intéresse à la disposition des lettres de l’épistolière et met à jour des dispositifs de cohésion, de scansion et de délimitation dans les lettres galantes et mondaines alors même que d’aucuns affirment avec force qu’il n’y en a pas. Jean-Yves Vialletton se propose d’étudier les instruments conceptuels des différents arts épistolaires depuis l’Antiquité. Ces outils fournissent ipso facto “des grilles de lectures aptes à guider l’identification des techniques propres à chaque situation de discours, à chaque type de lettre”. Enfin, Cécile Lignereux démontre qu’il est nécessaire de bien connaître les manuels épistolographiques pour éviter de surestimer la singularité de pratiques discursives qui s’avèrent être de nature rituelle.

Dans la deuxième partie, ce sont les “Lecture poétiques” qui seront mises en avant : Alain Brunn analyse la lettre du 16 septembre 1671 et montre que l’écriture de cette lettre est dictée par le temps et non pas par les humeurs de l’épistolière. Sabine Gruffat, quant à elle, étudie la missive du 3 mars. Elle démontre que la lettre de provision n’est en fait qu’un aménagement de la temporalité, en marge des usages. Laure Depretto analyse les moyens grâce auxquels Mme de Sévigné parvient à donner de la puissance discursive à des événements dont elle est la seule à connaître (ici le suicide de Vatel). Enfin, Cendrine Pagani-Naudet montre combien la force de l’écriture épistolaire réside dans le fait de savoir adapter son travail d’écriture en fonction de son destinataire.

Pour cette troisième partie, intitulée “Lectures interdiscursives”, les auteurs vont s’intéresser à l’interaction entre le texte épistolaire et d’autres formes de discours et viseront à révéler les effets de sens induits par les jeux de reprises, de réglages et de rappels interdiscursifs. Ainsi, Chrystelle Barbillon montre-t-elle que les références à la fiction chez Mme de Sévigné ne sont jamais des ornements gratuits. Éric Tourette met en lumière les paradoxes entre les références interdiscursives et transtextuelles et les références concrètes dans l’économie des lettres. Aussi, citer un auteur ne voudra-t-il pas dire s’approprier ses textes : c’est ce paradoxe que le critique analyse. Enfin, Constance Cagnat, en relevant les proverbes essaimés dans les Lettres, et en en analysant la fréquence, montre combien Mme de Sévigné aime jouer avec ces “expressions figées” dans une sorte de quête ludique d’ingéniosité.

La dernière partie met en exergue les “Lectures stylistiques”. Les universitaires analyseront les lettres à l’aune de la stylistique, tout en engageant une réflexion sur les manières de construire un mode de communication interpersonnelle original, irréductible aux modèles préexistants. Aussi, Stéphane Macé inventorie-t-il les présentatifs voici et voilà pour en dégager un “authentique effet de style”. Fabienne Boissieras analyse les conflits qui existent entre la mère et la fille dans les faits de langage. Elle démontre ainsi que les rapports de force se dévoilent dans l’écriture même de l’épistolière. Enfin, Anne-Marie Garagnon examine les procédés stylistiques inscrits au cœur de la lettre du 7 juin 1671 qui sont en fait un “véritable appel à la poursuite du dialogue”.

Si ces études nous apparaissent intéressantes, elles restent denses et parfois difficiles à suivre, car les outils d’analyse sont très pointus. Analyser les textes de Mme de Sévigné sous l’angle de la rhétorique, de la stylistique et de la poétique met en lumière la manière dont l’épistolière a su déjouer certains codes littéraires. Et si Cécile Lignereux a raison de rappeler que certaines analyses relèvent plus de la psychologie de l’analysant, il ne faudrait pas non plus oublier le plaisir de lire les lettres de Mme de Sévigné dans leur ensemble. Certes, 1671 semble être une année importante dans l’ensemble de la Correspondance, mais il est évident que ce qui est dit d’une année pourrait sans aucun doute être vérifiable pour une autre, et ce avec les mêmes grilles de lecture. Lire les lettres de cette grande dame du XVIIe siècle, c’est aussi se laisser aller à une rêverie intime, car, de son propre aveu, “les choses n'arrivent quasi jamais comme on se les imagine”