Pour une lecture raisonnée du dernier ouvrage de Thomas Nagel, qui continue de provoquer de vives réactions dans la communauté scientifique et philosophique nord-américaine.

Thomas Nagel est un philosophe américain de grande réputation dont les diverses contributions, en particulier en philosophie morale et politique mais aussi dans le champ de la philosophie de l’esprit, ont marqué les débats contemporains. Parmi ces apports on pense au célèbre article, devenu un classique, "Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ?"   (1974) dans lequel le philosophe tente de montrer les limites de l’enquête scientifique matérialiste face au caractère subjectif des phénomènes de la conscience. Cette position philosophique, dite "antiréductionniste", consiste à soutenir que les états mentaux ne sont pas identiques à des états physiques et qu’un projet neurobiologique de "réduction" psychophysique est invraisemblable. Jusque-là, le point de vue de Nagel rejoint le camp de philosophes, qui, pour certains, considèrent que le problème de la relation du corps et de l’esprit possède un trait insoluble et parlent de "mystère" comme Collin McGinn, ou mettent l’accent sur l’aspect "difficile" du problème, argumentent contre l’orientation matérialiste de l’explication du phénomène de la conscience (David Chalmers), ou encore, soutiennent que nous sommes face à un "fossé explicatif", un défi insurmontable pour tous ceux qui veulent englober une explication unifiée de la conscience (Joseph Levine). Toutes ces thèses partagent un point commun : elles affirment que le projet matérialiste contemporain échoue ou est insuffisant lorsqu’il tente d’expliquer les traits fondamentaux par lesquels notre esprit est relié au monde. C’est à partir de ce constat – posé d’emblée comme indubitable dans le livre - que Nagel entame son ardente critique contre la conception matérialiste des sciences de la nature. D’ailleurs le sous-titre même de son ouvrage, provoquant à souhait, annonce la couleur : Pourquoi la conception néo-darwinienne de la nature est pratiquement fausse.

Selon Nagel, le problème de la relation du corps et de l’esprit n’est sur la voie d’aucune résolution et cet échec marque une défaillance bien plus large encore qui englobe notre compréhension du cosmos lui-même et de son histoire. Ne pas parvenir à rendre compte de l’esprit - ce trait majeur de la nature - menacerait donc de voir se déconstruire l’image naturaliste du monde et par la même la biologie, la théorie de l’évolution et la cosmologie. Effectivement, si l’on suit Nagel, puisque l’esprit est un trait des systèmes biologiques qui s’est développé à travers l’évolution et que la version standard matérialiste de la biologie évolutionniste ne peut pas l’expliquer, il doit y avoir quelque chose de faux ou d’incomplet dans cette théorie. Une conception de la nature qui serait adéquate aurait, quant à elle, à expliquer l’émergence dans l’univers physique de l’esprit conscient irréductible à cet univers physique. Voilà comment l’auteur, dès le début de son ouvrage, introduit son projet - et très vite l’étend - au-delà du problème du corps et de l’esprit, à la raison et aux valeurs. En effet, l’ample déroute explicative du matérialisme scientifique et du néo-darwinisme non seulement touche l’esprit mais aussi la cognition, le sens et les valeurs morales.

Mind and Cosmos n’est pas un gros livre (128 pages) et son propos, pour peu qu’on lise l’anglais, est accessible aux non-spécialistes. Dans un style à la fois sobre et intelligible, comme il en a l’habitude, Nagel séduit par la clarté de son propos et la prudente progression de ses arguments. Découpé en quatre parties, entre une introduction et une conclusion, consacrées au conflit entre les thèses réductionnistes et antiréductionnistes (chapitre 2), à la place de la conscience dans la nature (chapitre 3), à la cognition (chapitre 4) et aux valeurs (chapitre 5), l’ouvrage est braqué contre une thèse, le matérialisme réductionniste, et poursuit un but, l’extension téléologique de la méthode des sciences.

Les thèses philosophiques qui soutiennent le caractère irréductible du mental sont fondées sur l’absolue différenciation entre les phénomènes de l’esprit et ceux de la physique. Alors que pour Nagel, les formes de vie ne peuvent pas être apparues spontanément à partir des lois de la physique et de la chimie, le processus de la sélection naturelle ne peut pas non plus expliquer l’émergence de l’esprit. En effet, puisque le mental - antiréductionnisme oblige ! - n’est pas lui-même seulement physique, il ne peut pas être expliqué par la science physique. Et comme la biologie évolutionnaire se présente comme une théorie physique, elle est incapable de rendre compte de ce trait irréductible dans la nature. C’est alors que Nagel expose, face au matérialisme scientifique dominant, son alternative : dans la mesure où le programme réductionniste est inopérant, quelque chose de plus large doit intégrer l’explication. La différence radicale entre le mental (subjectif) et le physique (objectif) ne nous permet pas de penser le premier avec les seuls instruments du second.

Ce quelque chose de plus large que doit incorporer la science, en plus des causes mécaniques, est selon Nagel la perspective téléologique. La téléologie, écrit-il   , bien qu’il n’ait pas de théorie positive à proposer, signifie qu’en plus des lois physiques du type habituel, il pourrait exister d’autres espèces de lois de nature qui seraient partie intégrante de l’ordre naturel. Alors que la théorie de l’évolution est seulement capable d’expliquer comment chaque état de l’univers a évolué par rapport à son état précédent, une théorie téléologique naturelle serait capable d’en dire beaucoup plus : elle pourrait montrer que certains états évoluent de telle et telle façon en vertu d’une prédisposition cosmique à la formation de la vie, mais aussi de la conscience et de la valeur inséparables de ces états. C’est pourquoi alors que les lois de la physique ne peuvent établir des relations qu’entre des quantités spécifiées par les mathématiques comme la force, la masse, la charge, la vitesse, etc., la téléologie introduirait des principes irréductibles gouvernant la tendance de l’univers vers un but particulier. Elle permettrait ainsi, au-delà de la seule explication physique, de rendre compte du développement de la conscience et de façon ultime de la raison dans certains organismes. Cependant, dans le livre de Nagel tout cela demeure obscur ou pour le moins très vague. Ce qui est suggéré, contre le darwinisme qui ne propose qu’une explication basée sur le hasard et l’aléatoire, c’est que la nature tendrait vers un but particulier.

Introduire le telos dans l’explication du monde naturel et balayer le matérialisme fait inévitablement penser au théisme, voire à la frange anti-darwinienne la plus opiniâtre qu’est le créationnisme ou encore à la thèse du dessein intelligent (Intelligent Design). D’ailleurs, Nagel, tout en se défendant d’endosser cette dernière solution soutient que le dessein intelligent a bien identifié le problème. Quant au théisme, bien que se revendiquant athée, Nagel reconnaît qu’il nous offre la "manière la plus simple de renverser l’ordre matérialiste de l’explication qui nous dit que l’esprit est une conséquence des lois physiques"   et qu’il répond de façon adéquate à notre demande d’explication globale en termes d’intention et de but. Ce qui incontestablement attire ici Nagel est l’alternative à l’explication par la science physique. Il les renvoie néanmoins dos-à-dos car, selon lui, le théisme et la théorie de l’évolution sont deux tentatives, qui bien qu’elles en appellent à des explications opposées, la transcendance pour l’une et la science physique pour l’autre, échouent à expliquer pourquoi nous pouvons compter sur nos facultés pour appréhender le monde qui nous entoure. C’est le défi sceptique auquel ne peut répondre, selon Nagel, ni Descartes faisant appel à Dieu ni le projet de l’épistémologie naturalisée. Adroitement cependant, et de façon subtile, Nagel estime que la visée transcendante est à la fois plus modeste, plus légitime et plus réaliste dans sa tentative que la voie du réductionnisme   .

La cible de Nagel est donc bien installée, c’est le matérialisme réductionniste, méthode, selon lui, inadaptée pour expliquer les êtres pensants que nous sommes. Cette incapacité épistémique du réductionnisme matérialiste, Nagel la fait remonter à la naissance même de la science moderne. De Galilée à Newton en passant par Descartes   , la science s’est détournée de la téléologie d’Aristote et a exclu de son explication, selon Nagel, certains traits de la nature comme la conscience ou l’intentionnalité mais aussi la signification et les valeurs. En conséquence, il y a des choses que la science, telle qu’elle a été conçue, ne peut pas expliquer.
 
Les conceptions philosophiques soutenues dans Mind and Cosmos ont, pour dire peu, dérangé la communauté scientifique et philosophique. Si l’auteur, du fait de sa personnalité influente, a surpris et souvent irrité, par l’orientation générale de son propos, il est surtout parvenu à faire exploser tout ce que le monde philosophique compte de commentateurs et de chroniqueurs. On ne peut compter les papiers et autres recensions de son livre ! Parmi elles, des critiques surtout, des attaques   , des insultes parfois   , quelques soutiens venus pour la plupart de la sphère créationniste ou du dessein intelligent…

Il faut avouer que dès les premières pages, Nagel abat les cartes d’un jeu que manifestement il ne pouvait éternellement garder en main : "Il y a longtemps que je trouve l’explication matérialiste de comment nous et les autres organismes sommes venus à l’existence difficile à croire…   " Et il poursuit : "Il est à première vue franchement invraisemblable que la vie telle que nous la connaissons soit le résultat d'une séquence d'accidents physiques associée au mécanisme de la sélection naturelle   ." Ainsi Nagel pose d’emblée, comme un avertissement, un présupposé qui ferait consensus parmi les philosophes et les scientifiques, au sujet de la nature, à savoir que la conception du matérialisme néo-darwinien aurait échoué à fournir quelque explication au sujet de l’esprit, de la raison et des valeurs. Ce rejet préalable, direct et sans nuance de la position matérialiste qu’il assimile à la thèse du réductionnisme en science n’est pas seulement provocateur, mais écarte sur-le-champ un grand nombre de travaux en philosophie des sciences et de l’esprit - la majorité des recherches sans doute de ce dernier domaine ! - qui intègre le modèle scientifique que récuse Nagel. Agiter ainsi la thèse réductionniste comme un spectre affolant sans évoquer les débats qui traversent la philosophie sur ce sujet fait montre d’une distance quelque peu arrogante. En effet, alors qu’il existe en science un quasi-consensus autour d’un réductionnisme ontologique, qui n’est autre qu’un matérialisme basé sur l’argument que toutes les "choses" et processus dans la nature sont d’ordre physique, une controverse demeure sur les propriétés de ces "choses" et processus. Il y a par exemple un matérialisme dit "non-réductionniste", qui constitue probablement le pan le plus inventif de cette recherche au sujet de l’esprit, et qui tente d’articuler à la fois un naturalisme matérialiste et une conception non réductible de l’esprit   . Le préalable de Nagel que l’on peut alors synthétiser par une série d’identités "échec de la science = échec du matérialisme = échec du réductionnisme" non seulement semble dédaigner la recherche philosophique mais donne à son exposé liminaire un goût de pétition de principe.

Le modèle réductionniste des sciences répudié – que Nagel balaie d’un revers de la main - est ce qui lui permet d’importer, ou de faire revenir plutôt sur le devant de la scène, le modèle de la téléologie naturelle. Elle constitue l’hypothèse centrale du livre. Sans nous en faire une description précise – ce sera le travail d’une nouvelle science plus créative explique Nagel – elle est comme un souffle surnaturel qui nous charme et dresse l’esquisse d’une nouvelle harmonie explicative. Ce qui au fond traverse l’argument général de Nagel est une sorte de pessimisme épistémologique. Il écrit que l’idée que nous aurions en notre possession les outils nécessaires pour comprendre le monde n’est pas plus crédible aujourd’hui qu’elle pouvait l’être au temps d’Aristote   . Mais avons-nous de bonnes raisons de prendre la téléologie naturelle comme moteur explicatif global véritablement au sérieux ? Peut-on comparer la science et le néo-darwinisme avec la réintroduction hypothétique de la téléologie ? La science "conventionnelle" ne répond pas (du moins pas encore si l’on est optimiste) à la question de savoir comment une activité électrochimique du cerveau peut produire de la conscience. Nagel martèle qu’il est improbable que la conscience puisse émerger d’une matière "morte". L’ "évidence" d’un point de vue téléologique nous aspire car il aplanit le conflit rémanent que la science n’a cessé de produire avec notre sens commun (la terre me semble plate et apparemment ma table de travail n’est pas principalement composée de vide, etc.) et ce n’est pas le réductionnisme psychophysique ou le néo-darwinisme qui va nous apaiser.

Alors que la science lui préféra la cause mécaniste basée sur les événements antérieurs, la téléologie est une sorte de cause inversée. Parce qu’elle est finale, elle affecte les événements à rebours du temps. Le problème est qu’un énoncé téléologique n’est jamais ni vrai ni faux. Nous n’avons en effet, aucun moyen de tester ces régularités que seraient les lois téléologiques. Ce qu’il reste à la science, ce que nous avons à notre disposition lorsque l’on cherche à savoir ce qui rend vrai un énoncé au sujet de la conscience par exemple n’est pas l’hypothèse d’une action téléologique   mais l’émergence de certaines propriétés du cerveau dans un organisme en interaction avec l’environnement.

La proposition philosophique de Nagel de réintroduire la téléologie s’inscrit donc dans un projet métaphysique global. La science physique ne peut avoir cette ambition. Alors que la physique cherche à dire ce qu’est la matière, quelles choses sont, la métaphysique cherche à dire ce que c’est. La position scientifique matérialiste tend à penser que les deux angles de la recherche ne s’opposent pas et que le travail de la métaphysique est complémentaire de celui de la science physique. Ce n’est pas le point de vue défendu par Nagel dans son livre qui est engagé ontologiquement à l’existence d’un domaine entièrement différent du domaine physique et qui est susceptible d’agir sur lui. Il est certes légitime avec Nagel, de penser que le type d’enquête qu’entreprend la métaphysique n’est pas limité à la physique, qu’il s’agit de s’enquérir de ce que la totalité de l’existence pourrait contenir. Mais quand la métaphysique se pose en conception "rivale"   , usant d’un ton oraculaire et d’intuitions sui generis, qu’elle nous ramène sur le terrain du merveilleux et du dessein cosmique, en quête d’une source de connaissance radicalement extérieure à la science, on comprend alors l’ire que le livre a provoquée chez nombre de philosophes et de scientifiques