Par quel nouveau biais pourrait-on remettre en question l’idée même d’une philosophie de l’histoire unique et homogène ?

C’est sous l’égide d’une belle brochette d’autorités intellectuelles que cet ouvrage voit à nouveau le jour, après avoir fait l’objet d’une thèse, puis d’une première publication (1994) et enfin d’une seconde (2013). D’entrée de jeu, l’auteur nous renvoie à son jury de thèse (Deleule, Carrive, Macherey, Pons), puis aux directeurs de la première publication (Balibar, Lecourt), enfin à ses “amis” actuels (Dion, Belleguic, Van der Schuren, Vervacke), comme en un geste d’autorité. Au terme de cette énumération des premiers lecteurs et juges, comment ne pas se sentir plus humble pour aborder l’ouvrage !

Pour autant, le lecteur aurait tort d’en abandonner la lecture, du fait de cette surcharge. Car l’ouvrage déploie une thèse, certes devenue familière depuis 1992 (date de la soutenance), et non moins importante, à savoir : la “philosophie de l’histoire”, qui s’avance donc sous le mode de l’unité et de la continuité – ajoutons hors texte, par exemple, chez Max Horkheimer, pour ne pas citer Lénine et ses épigones –, et qu’il est de bon ton de décrier de nos jours, n’a jamais existé qu’au titre d’une construction rétrospective. En outre, cette reconstruction doit beaucoup à une forme de germanocentrisme alignant après coup les entreprises françaises et écossaises comme des perles sur un fil qui conduirait tout droit à l’accomplissement du hégélianisme.

Or, ce que rencontre l’historien de la philosophie, sur cet objet, ce sont des modèles de réflexion concurrents, dont il n’y a pas lieu a priori de présumer que l’un d’eux l’emporterait sur les autres, comme la “forme achevée sur l’ébauche”, précise l’auteur.

C’est dire si le lecteur est embarqué d’emblée dans une recherche historique, d’histoire de la philosophie, à partir, par ailleurs, d’un énoncé qui n’est pas sans faire une allusion discrète à des textes marxistes qui ont prétendu, bien autrement, fixer les “trois sources” de ceci ou cela. Humour bien entendu !

Cette idée a largement pénétré désormais les discours, dans et hors de l’université, prenant partie pour une histoire non linéaire, multiple, complexe et différentielle, même si ce n’est pas ce thème exactement que l’auteur déploie. Aussi, cet ouvrage peut-il intéresser tant les étudiants que les citoyennes et citoyens qui s’inquiètent de leur propre difficulté, de nos jours, à forger un discours sur l’histoire.

Dans ce but, il convient d’accepter évidemment de s’emparer des textes de référence afin de mieux suivre les développements proposés. Au demeurant, ceux-ci consistent à présenter un triptyque. Chaque volet renvoie à un auteur au moins : Condorcet, Ferguson et Iselin ; l’un français, l’autre écossais, le dernier allemand. Ce choix est motivé par une double idée : ces trois philosophes ont en commun de réfuter, chez Jean-Jacques Rousseau, son deuxième Discours (rappelons son thème central : “écartons tous les faits”), pour mieux rédiger une histoire réfléchie (à partir des faits, justement), mais variablement ; une histoire réfléchie des hommes en tant que toujours déjà assujettis à des formes successives de socialisation, qui ne sont plus compréhensible au travers du prisme de la Providence ou des théories du contrat.

Dès l’introduction de l’ouvrage, son auteur considère les dates de publications des ouvrages de philosophes qui, au XVIIIe siècle, s’intéressent à l’histoire, afin de délimiter son territoire de réflexion (entre 1764 et 1798), et de souligner que les Lumières (écossaises, françaises ou allemandes) ont simultanément injecté l’histoire dans la nature humaine sans qu’il soit possible de les aligner sur le fil d’une découverte progressive, où certains annonceraient ce que d’autres prolongeraient, ou encore certains régresseraient par rapport à d’autres. L’histoire, devenue objet essentiel de l’analyse du monde et des hommes, ne fait pas référence à des sources identiques. Certains s’appuient sur le paradigme de la raison, d’autres de l’expérience et les derniers de la vie.

La marche de l’ouvrage suit exactement ce schéma. La première partie est consacrée au “Tableau historique”, et dépouille une trajectoire qui va de Rousseau à Condorcet (on aura reconnu au titre une allusion à l’ouvrage majeur de ce dernier). La deuxième partie couvre les travaux “écossais” de David Hume à John Millar en passant par Ferguson. La troisième partie se concentre sur l’historicisation de la théodicée en Allemagne (de Iselin à Kant). La conclusion de l’ensemble est radicale : elle revient sur l’opposition de ces philosophes à Rousseau. C’est d’elle que surgissent ces philosophies de l’histoire. Mais elle se prolonge en une réflexion sur l’impact de ces travaux sur une conscience de l’histoire qui ne cesse désormais de se déprendre du modèle uniforme auquel la compréhension de l’histoire a été soumise. Le lecteur assidu trouvera d’ailleurs en fin de volume une bibliographie abondante, mais ordonnée, qui lui servira de support à un élargissement de sa propre recherche, s’il le souhaite (à propos de la remise en question de l’idée de progrès notamment).

Pour établir la thèse de l’ouvrage, il fallait partir en quelque sorte négativement. Et rappeler, en particulier, que la naissance des philosophies de l’histoire ne s’est pas accomplie à partir d’un examen de la notion de “genèse”. Pas plus d’ailleurs qu’on ne saurait la faire remonter au-delà du XVIIIe siècle, ou la réduire à une germination séculaire inéluctable. La genèse n’est pas l’histoire, elle est même anhistorique ; afin de construire une histoire, il faut sans doute considérer les faits (“réponse” de Voltaire à Rousseau, en quelque sorte) ; enfin, Condorcet impose un ébranlement de la catégorie de “nature humaine”.

S’agissant d’une republication, cependant, à signaler et présenter plutôt qu’à étudier, au lieu de rendre compte linéairement des chapitres, procédons à une reconstitution globale du problème posé par l’auteur. C’est à un chassé-croisé subtil qu’il nous invite puisqu’il fait travailler les catégories de genèse, d’histoire, de causalité, théodicée de l’histoire, philosophie de l’histoire, fait, conjecture, fil directeur, origine, tableau… Ayant démontré que la genèse n’est pas l’histoire, pour les philosophes en question, puisqu’elle est même anhistorique et sans doute aussi antihistorique, une plage de réflexion spécifique peut être libérée pour l’histoire. Mais ce n’est pas sans laisser vierge aussi une surface d’analyse pour ceux qui, au contraire, nient la scission genèse/histoire, ébranlant par là même la catégorie de “nature humaine”.

En contrepoint, c’est un dispositif original qu’inventent les Écossais, ayant pour fonction de penser philosophiquement l’histoire autrement que par opposition à la genèse et autrement que par l’intégration à une théodicée finaliste. Cela revient à reconnaître le rôle incontestable de Hume dans une connexion inédite de l’histoire sur la philosophie (sans que Hume débouche vraiment sur une philosophie de l’histoire). Encore peut-on confronter cette analyse à celle que produisent, en Allemagne, les tenants d’une histoire universelle.

En fond de ce parti pris de l’auteur revient le décor qui a longtemps, a contrario, fait croire qu’existait une philosophie de l’histoire, alors qu’on nous présentait centralement une théodicée de l’histoire. Et ceux qui ont quelques souvenirs du “court” XXe siècle ne peuvent pas ne pas se souvenir de ces théodicées qui, sans être des théologies, n’en ont pas moins constitué des leurres tragiques pour ce siècle. En réveillant des querelles conceptuelles qui s’articulent de plus ou moins loin sur cette affirmation d’une unité de l’histoire, ainsi que de l’histoire et de la philosophie, Bertrand Binoche nous oblige à réanalyser toutes les conceptions philosophiques qui ont cru appuyer notre maitrise du présent, alors qu’une telle maitrise nous fuyait entre les doigts.

D’une manière ou d’une autre la catégorie de progrès revient ainsi au cœur des débats mais, cette fois, sous forme d’accusée. C’est l’approche d’une histoire comparée des pratiques philosophiques qui le permet. Elle autorise à montrer non seulement que tous les discours sur l’histoire d’une même époque ne disent pas la même chose, que les contraintes locales de chaque réflexion imposent des torsions aux raisonnements sur les mêmes mots, et que chacune de ces situations interdit certains questionnements en même temps qu’elle prescrit une lucidité singulière.

Certains jugeront que ce travail a vocation (encore) à détruire des croyances (sur l’histoire) et se feront nostalgiques de ce qui est abattu ; d’autres approuveront cette remise en question qui ne relève pourtant ni d’une déconstruction, ni d’une démolition ; les derniers se demanderont comment poser à nouveau frais la question de l’histoire, aujourd’hui. En tout cas, le lecteur ne peut rester indifférent devant la succession des arguments avancés et la minutie des démonstrations