Cela a été souligné par la plupart des spectateurs depuis la sortie du film (le 28 août) : on ne fait pas tous les jours au cinéma une expérience de cette ampleur. Grâce à un dispositif de caméras GoPros embarquées à bord d'un chalutier effectuant une pêche sanglante dans l'Atlantique nord, les deux réalisateurs (Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel) plongent le spectateur dans un univers à la fois fascinant et éprouvant, un tourbillonnant mélange d'eau salée, de métal rouillé et de débris animaux. Le formidable impact sensoriel provoqué par cette aventure cinématographique est à la hauteur de son audace et de la radicalité de ses partis pris. Film expérimental atterri dans le circuit classique de distribution, Leviathan impressionne, certes, par son allure de film trip immersif et déroutant. Il n'en reste pas moins une oeuvre rigoureuse et d'une grande richesse théorique, qui fait surgir de nombreux questionnements sur les images de cinéma, la technique qui leur permet d'exister, et la nature du spectacle qu'elles offrent à notre perception.

Il s'agit d'abord d'un film où la matière concrète du monde semble à tout moment jaillir de l'écran : du fait de la proximité inhabituelle de la caméra, on a souvent l'impression de "sentir", par inférence, l'humidité de la tôle, la froideur de l'eau, l'odeur des entrailles des poissons... Mais dans le même temps, la structure du film amène les images à un très haut degré d'abstraction : les angles inhabituels de prise de vues et les mouvements erratiques de la caméra conduisent en effet à un relatif effacement des motifs, au profit de pures qualités de formes, de couleurs, de mouvements. Cet étonnant paradoxe (du réalisme le plus poussé surgit l'abstraction la plus aventureuse) est la conséquence de choix marqués de mise en scène et de montage, systématisés à l'échelle du film, notamment un jeu intéressant sur la durée des plans - afin de permettre à l'image de progressivement dé-signifier, et au spectateur de s'abandonner à ses dimensions non-figuratives. Ce que produit cet apparent paradoxe, c'est un lien très charnel avec les images filmiques elles-mêmes, dont les puissances pures (de rythme, de formes et de mouvements) se révèlent progressivement, en bénéficiant de la charge sensorielle associée, à l'origine, aux choses qu'elles représentent. Faire du cinéma une puissante expérience physique, tout en favorisant un tel recul sur les images et leur fonctionnement, telle est la grande prouesse de Leviathan - prouesse dont on voit très peu d'équivalents dans le cinéma contemporain (il faudrait alors évoquer Grandrieux, ou la première partie du Film Socialisme de Godard...).

Dans la droite lignée de ces deux références, Leviathan est un de ces films qui s'écoute au moins autant qu'il se voit : un film baigné du fracas sonore continuel du "métal" - terme qui désigne ici bien sûr la machinerie sans âge du chalutier, mais également le morceau Seabeast du groupe de metal Mastodon (tiré de leur album intitulé... Leviathan), qui accompagne le capitaine dans sa cabine de pilotage ; ou encore cette étonnante nappe de basse que l'on entend lorsque la caméra est immergée, et que l'on croit un instant artificielle, avant de s'apercevoir qu'elle est en fait produite par la grue du navire, dont elle constitue le "gémissement" ; etc. Tout au long du film, le design sonore élaboré à partir d'un matériau "brut de décoffrage" (le son direct assez frustre enregistré par les GoPros) joue un rôle considérable dans la construction d'une expérience pleinement audio-visuelle, au sens fort du terme.

Mais l'impact physique et sensible du film tient également à une pratique de filmage singulière : une démarche d'improvisation (au sens que lui donne Gilles Mouëllic dans son récent ouvrage chroniqué sur ces pages) qui ne se limite pas, comme dans des documentaires plus classiques, à un simple accueil de la contingence, ou à une adaptation à l'imprévu, mais est au contraire pleinement intégré aux dispositifs imaginés par les cinéastes. Par exemple : le choix de lâcher la caméra dans les flots erratiques et sanguinolents du bac dans lequel agonisent les poissons, afin que la dimension absurde et écoeurante du massacre perpetré surgisse, non d'un discours imposé sur les images, mais bien du caractère brutalement aléatoire du mouvement de l'image elle-même (c'est-à-dire du mouvement d'appareil commandé par l'eau croupissante et les roulis du navire)...

Incontestablement, il y a ici à l'oeuvre une véritable méthode, intimement liée à une poétique, et une grande confiance dans les pouvoirs plastiques et signifiants du cinéma. En fonction des données parfois miraculeuses qu'ils recueillent au long de plans-séquences homériques, les opérateurs prennent, "en direct", des décisions de mise en scène déterminantes : comme celle de recadrer longuement une cannette de bière, ramenée du fond de l'océan par les filets, et échouée sur le pont du bateau au milieu des autres débris organiques de la mer. A cet instant, on imagine aisément l'émotion de celui qui, en plein tournage, prend cette image, et qui décide par réflexe de recadrer et de s'attarder sur cet objet inattendu - dont la présence, ici, dit tellement de choses... L'émotion soufflante que l'on ressent à cet instant est donc indissociable de cette "improvisation du corps filmant", du lien singulier que nous spectateurs entretenons avec les corps invisibles qui prennent ces images, et qui renvoie au souvenir des pratiques décisives de "composition dans l'instant" de certains grands cinéastes-opérateurs (Rouch, Van der Keuken, Kiarostami...).

Or, la pratique "humaine" du filmage est directement reliée à la technologie dont disposent les réalisateurs. Au même titre que Rouch avec le son direct (dans Chronique d'un été), ou que Kiarostami avec la caméra DV (dans ABC Africa), Castaing-Taylor et Paravel tirent un parti spectaculaire du matériel d'enregistrement numérique mis à leur disposition. A tel point que l'on peut dire que ce film-là, avec ses images heurtées prises au coeur de la tempête par des appareils fixés sur toutes sortes de supports (ce qui provoque d'ailleurs quelques très belles expériences de déterritorialisation de point de vue), n'aurait tout simplement pas pu exister sans ces caméras-là, miniatures, résistantes et amphibies.

A ceux qui posent (souvent à raison) la question de savoir ce que la soi-disant révolution numérique a véritablement apporté au cinéma, Leviathan s'impose comme une des réponses possibles : voici un cinéma du débordement et du chaos qui, à partir du matériau brut du monde, crée des images magnifiques, quasiment inédites sur grand écran. Car il faut aussi souligner l'intense et immédiate beauté qui jaillit de l'écran au coeur de certaines séquences filmées depuis des points de vue "sur-naturels" : fixées sur des prolongements de fortune, les GoPros tournoient entre ciel et eau, passent alternativement sous la coque du navire, au coeur des vagues, puis remontent se mêler aux mouettes qui suivent le chalutier - des volatiles filmés sous tous les angles possibles, pour un résultat frappant sur le plan plastique. Face à de telles images, on a une sensation presque enfantine de nouveauté et d'émerveillement, qu'il n'est finalement pas si fréquent d'éprouver dans les salles de cinéma.

Mais poissons et oiseaux ne sont bien entendu pas les seuls êtres vivants qui peuplent la nuit atlantique. Affublés des carapaces luisantes que leur composent leurs imperméables, les pêcheurs font eux aussi partie de l'écosystème paradoxal qui se recompose autour de leur cargo. Au coeur des éléments déchaînés, les réalisateurs filment méthodiquement leur travail, constitué en grande partie de tâches répétitives et meurtrières : la laborieuse mise en action des machines, la remontée sanglante du filet, l'éventrement des poissons, le démembrage méthodique des raies manta, ou encore l'évacuation en pleine mer de tous les organismes non comestibles que les lourds filets métalliques ont raclé au fond des océans (un désastre écologique permanent, dont témoigne une contre-plongée sous-marine sur la "pluie" d'étoiles de mer tombées par les écoutilles du navire).

Les pêcheurs sont également filmés durant leurs pauses, entre deux sessions de leurs tâches épuisantes : on voit par exemple le capitaine, à la fin de son casse-croute, piquer du nez devant une insipide émission de télévision. Plan-limite, dont la longueur éprouvante dévoile peu à peu l'enjeu : on y assiste en fait à la dernière des luttes, contre un autre phénomène naturel, le sommeil. De sorte qu'à l'instar du Sang des bêtes de Franju, le film réussit ce coup de force qui consiste à exposer toute l'horreur du massacre animal, tout en conservant une infinie bienveillance à l'égard des hommes que le fonctionnement du système économique astreint à cette mission épique et monstrueuse. La densité et la complexité du film tiennent en grande partie à cette ambivalence fondamentale : au point de vue informatif et/ou militant, Leviathan privilégie la plongée, violente et chaotique, dans le fracas absurde d'une situation.

D'autres souvenirs cinématographiques de premier ordre passent à l'esprit pendant la projection de Leviathan : L'Homme d'Aran de Flaherty, pour la confrontation de l'homme à l'élément marin, Stromboli de Rossellini, pour la sauvagerie collective de sa pêche au thon... On ne les mentionne pas ici pour lester le film d'un attirail référentiel (dont il n'a nul besoin), mais bien pour prendre la mesure de la place qu'il occupe déjà au sein d'une longue histoire parallèle du cinéma, où les moyens spécifiques de cet art sont mobilisés pour rendre compte de la présence et de l'action de l'homme au sein d'une nature âpre et hostile. Il y a dans Leviathan une dimension cosmique et primitive, quelque chose de solennel et d'intemporel, qui dialogue en même temps avec un état très contemporain des images - de la technique qui les permet et du rapport que nous entretenons avec elles. C'est ce dialogue qui fait tout le prix de l'expérience marquante offerte par ce film-"monstre", intense, sombre et éprouvant