Le critique écrivain (et vice versa) Arnaud Viviant nous propose un ouvrage dont son activité professionnelle est le centre.

Pour Roland Barthes, une partie de la singularité de l’écrivain réside dans le fait qu’il ne s’arrête jamais vraiment : “Faux travailleur, c’est aussi un faux vacancier”, résume-t-il   .

À lire La Vie critique d’Arnaud Viviant, on pourrait aisément dire la même chose de son homologue lecteur professionnel, le critique littéraire, dont la cadence est rythmée par les parutions incessantes qui font de lui un Sisyphe de la lecture. Car c’est la vie d’un de ces passeurs que nous décrit l’auteur, qui connaît bien la profession pour la pratiquer ici et là depuis de nombreuses années   . La couverture annonce un roman et la narration nous propose de suivre à la troisième personne cet “il”, un type (c’est-à-dire un homme, mais aussi un prototype), critique de son état, dans des moments choisis de sa vie, qui souvent ressemble à celle de l’auteur.

D’emblée, il propose une lecture SM de l’activité critique, de la sienne en tout cas, qui le fait “se retrouver parfois le visage enfoui entre des pages pas toujours très propres” et il maintiendra la comparaison durant tout le livre, celle-ci s’entremêlant parfois aux propres expériences érotiques du narrateur. Les mots qui disent le rapport à la littérature sont souvent crus : sexuels, donc, mais aussi médicaux ou même guerriers, lorsqu’il cherche le meilleur angle d’attaque pour dézinguer un mal-aimé. Il faut dire qu’entre la replète rentrée littéraire de septembre et celle plus discrète de janvier, il y a toujours plus de lignes à dévorer, d’articles à écrire, d’avis à donner et autant de livres non lus qui s’accumulent dans le “couloir de la mort” de son appartement avant d’être, peut-être, choisis.

Ces livres prennent tant de place dans la vie du critique que les événements marquants du quotidien restent gravés dans son souvenir par des références non pas météorologiques ou géographiques, comme c’est souvent le cas, mais bien littéraires. Ainsi, les premiers mots de son fils resteront associés, malgré lui, à l’Underworld USA de James Ellroy. De même, toute activité courante devient prétexte à dresser mentalement des listes d’écrivains, par catégorie : écrivains motards, écrivains nés à Tours, écrivains morts noyés ou dans des accidents de voiture. Son cerveau est une vaste bibliothèque qu’il ne cesse de réorganiser à l’envi. Toutefois, si la passion des livres est bien partout, le narrateur ne nous offre pas pour autant une vision naïvement passionnée de ce qui reste avant tout son métier. À intervalle régulier, revient alors le leitmotiv badinement flemmard de cet homme qui consentit à “bosser un ti peu”, pour gagner sa vie.

Beaucoup de clichés, aussi négatifs que persistants, entourent cette profession d’écrivains ratés ou frustrés, que résume la célèbre citation de Truffaut, démentie par Viviant, selon laquelle “aucun adolescent n’a jamais voulu être critique”, mais le narrateur ne se chargera pas de les contredire ou de les étayer. Là n’est pas son propos. Il ne faut assurément pas lire ce livre pour y chercher les derniers cancans littéraires ou un essai sur le métier : on serait déçu.

Tout au plus y apprend-on le salaire du chroniqueur pour sa participation mensuelle à l’émission culte de France Inter   , ou croise-t-on Amélie Nothomb mangeant des nems dans un restaurant chinois du boulevard Magenta. Pour ce qui est de la littérature, même s’il remarque, en amateur déçu, que le polar est devenu une chienlit puisque, qu’il soit catalan ou suédois, tous obéissent selon lui aux mêmes ficelles éculées, saupoudrées d’un peu de couleur locale, même si on voit poindre certaines questions d’actualité (comme le débat autour du livre numérique, par exemple) ou des observations sur l’âge d’or du métier et sa déchéance (il présente la critique comme une “branche déclinante du journalisme”), ce ne sont toujours que de rapides évocations. On pourrait d’ailleurs résumer avec Bob, le psy du narrateur, que, dans le livre tout entier, “on digresse beaucoup, là”.

Il faut précisément lire ce livre pour y voir défiler des moments de la vie d’un homme qui lit beaucoup, boit des verres au Flore où il refait le monde avec son ami Gérard, pratique le sadomasochisme en dilettante pas toujours convaincu et nous propose des réflexions ponctuelles sur les choses de sa vie. C’est un livre fait d’impressions et de bons mots, d’un homme qui “rêvait d’être scripteur et est devenu prescripteur”. Notons d’ailleurs que celui dont la profession est parfois de conjuguer le verbe détester ne s’épargne pas non plus lui-même, ni physiquement (il se trouve très bof), ni au niveau du style, se montrant volontiers méta en se moquant avec autodérision d’une répétition douteuse.

C’est un livre souvent déroutant (car il change souvent de route), parfois touchant et toujours honnête dans ce qu’il est, un livre sur les livres autant que sur les remords et les regrets. Un livre sur le fil aussi, à tel point que l’adjectif “critique” prend parfois un tout autre sens, celui, médical, qui désigne un état limite, de crise. La vie “critique”, dans son acception première, est donc aussi celle qui comporte un danger, des risques. Le narrateur a d’ailleurs l’air souvent de s’étonner d’être encore vivant puisqu’il finit plusieurs de ses chapitres sur le constat de sa propre survie qui semble l’éberluer : “Il était toujours vivant.”

Pourtant, malgré son air plaisamment foutraque, il y a dans ce livre des figures imposées du genre. On y retrouve évidemment le complexe de l’imposteur, où le critique avoue se voir comme un incompétent craignant à tout moment d’être démasqué et que tout s’écroule. Sur une autre note, le narrateur trompe évidemment sa femme avec une attachée de presse du milieu et se sent obligé de nous le raconter. Autre élément classique dans les récits de vocation : l’hommage aux maîtres et maîtresses, de l’écrivain qui crée le déclic   à la femme lectrice initiatrice.

Car le fil rouge qui sous-tend le livre reste que tout cela (ces lignes, sa carrière, sa vie), c’est à Michèle qu’il le doit. Michèle, ancienne amante qui, dans sa jeunesse, le “pénétra de littérature” ; Michèle qui lui inocula le virus de la lecture ; Michèle qui lui offrit, en somme, sa destinée. Depuis, nous dit-il, tantôt clairement, tantôt en filigrane, lorsqu’il écrit, il espère qu’elle le lise et quand il parle dans un micro, c’est toujours un peu pour qu’elle l’écoute – même s’il préfère la croire morte, ou le feindre pour se protéger un peu. Qu’elle existe vraiment ou non, ce livre, encore, est sans doute un peu plus fait pour elle que pour nous