Au croisement des évolutions sociales, économiques, techniques et culturelles de l’occident contemporain, la silhouette selon Vigarello se révèle comme un véritable observatoire de la modernité.

Georges Vigarello, historien socioculturel spécialisé dans l’étude des pratiques corporelles, se livre dans cet ouvrage à une analyse minutieuse de la notion de silhouette qui pourrait apparaître de prime abord comme anecdotique. Au fil de l’ouvrage, l’auteur s’emploie au contraire à démontrer que les changements de la valeur sémantique du terme silhouette constituent autant de prismes par lesquels on peut étudier les bouleversements sociaux, économiques, techniques et culturels qui se sont produits dans la société occidentale entre le XVIIIe et le XXIe siècle. En cela, l’analyse de cette notion relève bien d’un défi comme l’indique le sous-titre.

Cette histoire du terme silhouette se situe à la confluence de divers champs d’étude historiques, ce qui le rend particulièrement intéressant. Ainsi, cette notion permet tout d’abord de mettre en exergue le changement radical dans l’histoire de la pensée qui s’opère au cours du siècle des Lumières avec la nouvelle façon d’envisager l’individu, non plus dans sa forme générique mais comme une entité unique avec ses spécificités ; non plus l’Individu, mais les individus. À l’origine, la silhouette est un dessin ombré sur fond blanc qui vise doncà profiler une personne et tend à rendre compte de sa singularité. D’abord cantonnée à la représentation du buste, elle est finalement utilisée pour rendre compte de l’apparence globale d’une personne. Au début du XIXe siècle, les représentations de l’individualité croisent un nouvel enjeu sociopolitique puisque la silhouette devient synonyme d’une démocratisation de l’art. En effet, en quelques traits il était désormais possible d’obtenir son portrait, ce qui, par conséquent rendait ce type d’œuvre à la portée des bourses les plus modestes.

Forte de son succès, au cours du XIXe siècle, la notion de silhouette évolue. Elle finit par désigner non plus une simple effigie ombrée sur fond clair mais le profil, le contour du corps réalisé avec peu de traits. Elle devient ainsi le mode d’expression privilégié dans le domaine de la presse et accompagne l’essor considérable de ce média et de ses nouvelles techniques telles la lithographie en permettant désormais d’illustrer rapidement et de manière incisive les articles des quotidiens. À la fin du siècle, elle est également utilisée dans le domaine publicitaire car elle permet, avec une économie de moyens, de délivrer un message qui marque les esprits. Dans le domaine de l’histoire de l’art, les artistes romantiques s’emparent de la silhouette qui fut pour eux un formidable moyen de représenter l’Homme, minuscule ombre noire face à l’immensité de l’univers si mystérieux.

Avec une acuité nouvelle au XIXe siècle, l’auteur s’attache à montrer que la notion de silhouette converge avec celle d’un autre regard porté sur le corps humain non plus envisagé comme un idéal esthétique mais dans sa diversité et ses imperfections. Elle devient alors un outil qui permet d’envisager une classification des êtres humains et des nouvelles catégories sociales qui apparaissent au XIXe siècle avec l’avènement de l’ère industrielle. À l’instar de ce qui a été fait par les naturalistes avec les typologies animales, des catégories sociales qui ne se distinguent plus aussi clairement que sous l’Ancien Régime sont envisagées par les scientifiques en fonction de leurs morphologies qui sont minutieusement analysées et mesurées. Ce travail de classification aboutit à la constitution de ce que Georges Vigarello appelle un « museum  social », mais, dans sa forme la plus pervertie, il conduit également aux dérives racistes selon lesquelles les hommes les moins évolués connaîtraient un retard évolutif de leur morphologie alors éloignée de la verticalité.

À la charnière des XIXe et XXe siècles se produit un autre bouleversement sémantique du terme silhouette, révélateur, là encore, d’autres changements. En effet, pour s’adapter au monde moderne, au besoin croissant de vitesse, la mode change, à une époque où la pudeur recule. Les étoffes se rapprochent du corps et révèlent ainsi l’anatomie des hommes comme des femmes. La silhouette en vient alors à désigner l’enveloppe corporelle et non plus l’allure générale d’un individu vêtu.

Enfin, au cours du XXe siècle, un dernier glissement linguistique s’opère qui accompagne l’évolution des mentalités. Dans les sociétés occidentales où le corps est de plus en plus présent, de plus en plus montré et où le paraître est devenu tellement primordial, la silhouette équivaut progressivement à une idée de maîtrise de soi. Désormais, le contour du corps, la silhouette, est un enjeu, une enveloppe qu’il faut dompter et qui révèle beaucoup sur soi-même, une sorte de miroir sans tain.

Toutefois, dans cet ouvrage abondamment illustré, certaines images, largement analysées, font défaut. Par exemple, pages 36-37, l’auteur tend à démontrer que, dans les années 1830, le silhouetteur français Augustin Edouart, dans sa Série de Silhouettes, réalise des silhouettes de personnalités britanniques ou américaines illustres de l’époque, telles l’acteur Doughton du Théâtre royal et le sculpteur Angus Flechner, en profilant avec force détails leurs morphologies respectives. Or, si certaines planches sont bien reproduites dans l’étude de Georges Vigarello, ce ne sont nullement celles qu’il détaille. Naturellement, toutes les illustrations mentionnées par l’auteur ne peuvent pas être imprimées dans le corps de l’ouvrage, mais lorsqu’il s’agit d’images analysées et non de simples illustrations, il semble que leur présence ne soit pas quantité négligeable pour appuyer la démonstration.

Pourtant, malgré ce manque, Georges Vigarello relève avec succès le défi, à travers les évolutions sémantiques du terme silhouette, de balayer trois siècles d’histoire des changements survenus dans les mentalités, la culture, l’économie et les techniques des sociétés occidentales. La notion de silhouette apparaît ainsi véritablement comme un marqueur de la modernité et de la postmodernité