Une analyse rétrospective fouillée de l'évolution des inégalités et des propositions pour y remédier.

L'ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle   , analyse les conséquences de l'héritage sur l'accroissement des inégalités sociales et formule des propositions pour tenter de contrecarrer ce phénomène. L'intérêt de ce livre, abondant en statistiques et en analyses économiques pointues, est qu'il mêle les apports de plusieurs sciences sociales, en particulier l’histoire et l’économie, et fait appel à la culture dans toutes ses dimensions (littérature, séries télévisées) pour mettre en évidence les représentations sociales liées à la richesse en capital.

 

Comprendre la répartition des richesses sur le long terme

Selon l'auteur, il est intéressant d'étudier l'évolution de la répartition des richesses en ce que l'analyse de l'accumulation du capital et de sa concentration tend à démontrer leur polarisation croissante.

En effet, une idée communément admise présente la croissance moderne comme facteur positif, favorisant le travail par rapport à l'héritage et les bénéfices de la compétence par rapport aux inégalités liées à la naissance. Or, dans ce livre, Piketty nuance fortement ce point de vue en expliquant que l'influence de l'héritage n'a jamais autant pesé dans la répartition des richesses et qu'une croissance faible tend à favoriser les patrimoines des rentiers par rapports aux rémunérations que les salariés tirent de leur travail.

La croissance mondiale par habitant a ainsi atteint 1% au XIXe siècle et 1,5% au Xxe siècle, avec un ratio entre le capital accumulé (détention de patrimoine) et le niveau de la production qui s'accroît tendanciellement. Aujourd'hui, au début du XXIe siècle, avec l'augmentation des prix de l'immobilier, la société a tendance de fait à favoriser les rentiers, avec une suprématie des revenus du capital sur ceux du travail et une aggravation des inégalités depuis les années 1970.  Le capitalisme a lui seul n'inverse pas le rapport entre capital et travail. 

 

Illustrations et explications des inégalités sociales liées à la détention de capital

Sans chercher à être exhaustif, il est intéressant de noter que Piketty a recours à la littérature et aux séries télévisées pour illustrer ses analyses économiques. Par exemple, l'auteur convoque le cas du roman de Balzac Le Père Goriot, où il est conseillé à Rastignac d'épouser une héritière plutôt que de travailler par lui-même pour améliorer sa situation. En fait, cet arbitrage dépend des époques : Piketty explique que dans les années 1910 et 1940, il est plus intéressant de vivre de son travail plutôt que de l'héritage, y compris parmi les plus favorisés. À l'inverse, dans les années 1970, un bon mariage pouvait être préférable, les héritages les plus élevés assurant ainsi un meilleur niveau de vie que les emplois les mieux rémunérés.

Autre exemple au travers d'une série, Mad Men. Celle-ci se déroule dans l'Amérique des années 1950 à 1970, dans une phase où les États-Unis connaissent une des périodes les moins inégalitaires sur le plan économique. Avec le triomphe des idées de l'École de Chicago et les mandats de Ronald Reagan, cette tendance s'inverse et les inégalités s'accroissent fortement, sous l'impulsion d'une forte hausse des différences de salaires (explosion des plus hautes rémunérations des dirigeants des grandes entreprises) et d'une baisse importante des taux supérieurs d'imposition du revenu.

En plus d'autres exemples non strictement économiques développés dans l'ouvrage, Piketty a bien entendu également recours à des analyses économiques, dans le sillage de Ricardo au XIXe siècle et de Kuznets au XXe siècle. En étudiant les calculs de rendement incluant les profits et les dividendes, en tenant compte au long cours des intérêts qui alimentent la rente financière et en mettant en perspective l'évolution des loyers qui nourrissent la rente immobilière, l'auteur parvient à démontrer qu'il n'y a pas de processus spontané qui permette aux évolutions inégalitaires de s'accroître ou de décroître durablement.

 

Éviter tout déterminisme et inventer de nouveaux outils de puissance publique

L'auteur montre donc bien que l'analyse de la répartition des richesses ne se comprend pas à partir d'un quelconque déterminisme économique, mais que ses déterminants sont éminemment liés à la politique et aux représentations des acteurs sur ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, avec des rapports de force fluctuants au gré des époques. Ce sont souvent des événements exceptionnels, guerres ou ruptures dans les choix de société (New Deal...), qui ont permis de réduire les inégalités au cours du XXe siècle.

C'est ainsi que le rôle des États au plan international est crucial, en ce qu'il permet d'apporter des règles permettant d'infléchir ou au au contraire d'exacerber les logiques à l'oeuvre précédemment décrites. Ainsi, quatre chapitres sont consacrés à ces propositions. Piketty propose notamment un nouvel « État social pour le XXIe siècle », en défendant le système de retraites par répartition et en lui adjoignant des comptes individuels permettant selon lui de faire en sorte que « l'accumulation de patrimoine puisse également concerner les plus modestes ». Il réaffirme également sa vision de la fiscalité des hauts revenus, qu'il avait défendue auprès de Ségolène Royal en 2007 et de François Hollande en 2012. Il prône ainsi des taux supérieurs d'imposition élevés, proches de ceux observés dans les États-Unis de Roosevelt dans les années 1930.

C'est dans la quatrième partie de l'ouvrage qu'est formulée l'idée phare de l'ouvrage, une proposition ambitieuse et d'utopie utile : l'idée d'un impôt progressif sur le capital mondial. Piketty n'est pas le premier à proposer cela,  l'économiste Maurice Allais en ayant déjà promu le principe dans les années 1970. Il s'agit donc de combiner les bénéfices de la logique de marché, selon laquelle le prix de l'immobilier baisse quand l'offre de logements permet de satisfaire la demande, avec une régulation publique internationale par le biais de la fiscalité sur le capital.

À l'issue de la lecture, on se dit que cet ouvrage d'économie politique constitue une œuvre utile et contribue au débat public sur les choix de politiques économiques, en apportant les lumières des choix passés pouvant participer à la formulation de propositions concrètes pour demain, qui contribueraient à réduire sensiblement les inégalités