Ceci n'est pas un livre de plus sur les tueurs en série. C'est une réflexion graphique sur ce que notre fascination pour l'horreur doit à la presse à sensation, et inversement. Un bégaiement du rêve américain.

Harry & the helpless children est avant tout l’histoire vraie d’un assassin : Harry F. Powers (1892-1932), c’est son nom, officiel celui-là contrairement à tous ces pseudonymes derrière lesquels il avait l’habitude de se cacher dans le but de commettre ses nombreux méfaits. Le tout raconté en images par Sergio Aquindo (né en 1974), auteur et illustrateur argentin de bande dessinée qui s’est installé en France au début des années 2000. Mais pour qui ne connaît pas déjà un peu le travail de l’auteur, il faut dire que la publication de cet ouvrage, au demeurant très esthétique, a de quoi surprendre un lecteur rarement habitué à avoir un tel objet entre les mains. Sans doute est-ce dû à cette alternance observée pratiquement à chaque page entre les dessins/gravures d’un côté et les textes de l’autre. Si bien qu’un tel mouvement de va-et-vient au niveau de l’œil donne à cet ensemble composite l’apparence quelque peu vertigineuse d’un journal de bord auquel on aurait ajouté nombre de croquis comme pour mieux faire comprendre de quoi il s’agit, légendes et récit biographique à l’appui. Ainsi le fond succède-t-il progressivement à la forme, laissant derrière nous cette première impression plus proche du flou artistique que d’une œuvre achevée tant manquent ici les repères classiques du genre illustré.

Ceci étant dit, c’est avec force détails que l’on découvre au fil des pages les aventures de celui qui, le temps d’une courte vie, a terrorisé une bonne partie de la Virginie-Occidentale. À commencer par la gente féminine avec laquelle il échangeait méthodiquement au moyen de lettres envoyées à toutes celles qui croyaient trouver l’amour en répondant à des annonces sentimentales ; lesquelles étaient publiées au préalable dans tel ou tel journal du cœur par ses soins et avec, il faut le dire, un talent littéraire certain. Car au fond Harry Powers, qui s’est également fait passer pour Cornelius O. Pierson, Joe Gildaw ou encore Arn R. Weaver, c’est d’abord je, tu, il, nous, vous, ils ou elles : cet homme, surnommé par la presse le "Boucher de Clarksburg" (siège du comté de Harrison), que rien ne prédestinait au départ à devenir l’assassin du "Garage de la mort" dans les sous-sols duquel il finissait par enterrer femmes et enfants après les avoir détroussés de leur argent. Pas même le fait qu’il ait, comme bon nombre de ses compatriotes de l’époque, émigré aux Etats-Unis avec sa famille dans l’espoir de trouver une terre d’accueil propice à la réussite sociale et économique après avoir passé dix-huit ans aux Pays-Bas – royaume alors sur le déclin.

En ce sens, les agissements de ce serial killer demeurent aujourd'hui encore une énigme par-delà tout discours normatif où la bien-pensance prime le plus souvent sur un véritable questionnement psychopathologique, sauf à en dresser pour le coup un solide portrait (méta-)psychologique à valeur cette fois-ci psychanalytique. Ce que l’auteur de l’ouvrage se garde bien de faire, préférant, et c’est tant mieux, s’en tenir aux différentes facettes du personnage au travers d’une seule et même photographie sériée à l’envi. Et puisque le procédé utilisé est celui de l’épuisement graphique, il y a donc lieu de considérer ce travail artistique non pas simplement comme un essai permanent, mais bien comme une répétition faite de multiples déclinaisons et autres déconstructions. Car ce n’est semble-t-il qu’à cette condition qu’il est possible de décomposer le temps de l’action en une succession d’étapes durant lesquelles notre regard est attiré à chaque fois là où l’on ne s’y attendait pas. Comme une redécouverte de ce qui, déjà là, avait échappé à notre vigilance faute d’avoir pris ce cliché pour un simple témoignage publié dans le Daily news du 1er septembre 1931 au lendemain de l’arrestation, et non pour ce qu’il est vraiment, à savoir un résumé d’une Amérique de la Grande dépression avide de sensations, quand la fascination pour l’horreur tourne à l’obsession.

Ainsi de ce détective assis aux côtés du meurtrier qui, lui, est dans une posture allongée. En effet, quelle meilleure représentation de la société-spectacle que cette image où ce qui est donné à voir n’est pas tant la présence d’un homme derrière les barreaux de sa cellule que le regard de ce même homme qui, à un moment ou un autre de la lecture, finit toujours par croiser celui du spectateur tant ces yeux, ces deux points noirs avec fort strabisme, concentrent à eux-seuls toute la mélancolie du visage à la fois difforme et puissant de ce Powers (qui n’aura jamais aussi bien porté son nom). Et que dire, dès lors, du procès réglé d’avance où c’est la mise en scène entre la victime et son bourreau qui compte plus que le verdict final ? À tel point d’ailleurs qu’en prévision de l’affluence, il a fallu louer pour l’occasion les locaux du Moore Opera House, le plus grand théâtre de la ville de Clarksburg.

Nous sommes alors le 7 décembre 1931 et tout le monde se tient prêt à jouer le rôle qui est le sien. Le juge John C. Southern, fervent défenseur de la peine de mort (d’après le dossier situé à la fin du volume), bénéficie de la loge réservée d’habitude à la vedette du moment. Le jury quant à lui est installé dans la fosse d’orchestre, en lieu et place des musiciens. La scène de ce théâtre, devenu subitement tribunal jubilatoire, est cirée, les décors recouverts d’une tenture de velours et les sièges retapissés. 1200 personnes, toutes assoiffées de sang et animées d’une vengeance sans merci, assistent à l’exécution sommaire d’un homme dont le principal tort est d’avoir rappelé à qui l’aurait oublié qu’on ne se méfie jamais assez de ses semblables. Devant eux un animal pervers jeté en pâture, un gladiateur des temps modernes dans un rêve américain qui, assurément, tient plus des jeux du cirque que du self made man triomphant. Condamné à la pendaison trois jours après l’ouverture du procès, l’exécution étant prévue le 18 mars 1932, le matricule n°21649 peut mourir. Il a fait son temps, jusqu’à ce qu’on se rappelle que se surveiller les uns les autres n’est en réalité qu’un éternel recommencement

 

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