Cette réédition des Actes d’un colloque de Cerisy vient compléter les perspectives ouvertes par le tricentenaire de la naissance du philosophe des Lumières.

L’ouvrage consiste en la publication des Actes d’un colloque tenu à Cerisy-la-Salle (Juillet 1983), intitulé : Interpréter Diderot aujourd’hui. L’ensemble des contributions publiées s’articule à une orientation majeure : une œuvre, ici philosophique (mais cela vaudrait aussi pour toute œuvre), ne reste en vie que si elle continue à être lue et fréquentée, au besoin en produisant de nouvelles significations dans des contextes différents. On peut donc réunir autour d’elle autant de textes qui en proposent des lectures, des reprises, des prolongements, que d’œuvres, par exemple cinématographique ou théâtrale, qui prétendent l’adapter, ou encore des œuvres qui en métamorphosent entièrement le propos, mais en se rattachant à l’œuvre source par tel ou tel biais. Tel est le cas de la production diderotienne. Mais tel a été aussi le cas de ce colloque, ainsi titré, qu’il a laissé se produire, à côté des discours préparés, une pièce de théâtre, et un "Repas" Diderot, à partir de recettes publiées ici même, dans l’ouvrage.

C’est à Jacques Proust que revient l’honneur d’ouvrir la publication. Au milieu de diverses excuses, relatives aux débats auxquels le lecteur n’a pas assisté, il concentre son attention sur l’objet de la publication. En l’occurrence, la notion d’interprétation, puisqu’elle sonne d’emblée aux oreilles des lecteurs comme un terme venu de l’herméneutique. À cet égard, Jacques Proust a raison de remarquer que le verbe "interpréter" a au moins deux significations : expliquer ce qui est obscur et traduire d’une langue dans une autre ou jouer sur la scène, au concert, ce qui a d’abord été écrit. Il se réclame, aidé par l’un des intervenants du colloque (Andrea Calzolari), de Diderot même qui discute cette question dans un extrait du Paradoxe sur le comédien. Il est une manière d’interpréter qui ne consiste pas à aller au Sens d’un ouvrage, par exemple, mais qui restitue au texte l’un des sens qu’il avait et qu’on n’avait pas encore clairement perçu.

C’est en tout cas à ce travail d’interprétation que se livrent les quatorze contributions publiées dans ce volume de la collection des archives de Cerisy. On y trouve les signatures de multiples spécialistes, ce qui donne déjà une indication au lecteur du niveau de lecture imposé par l’ouvrage. Parmi elles, Gita May (sur l’esthétique de Diderot), Jean-Claude Bonnet (sur le film La Religieuse, inspiré du roman de Diderot), Eva Maria Stadler (qui propose une belle contribution sur un film de Michael Snow), Georges Benrekassa (sur les différentes scènes recoupées par l’œuvre de Diderot), Fernando Savater ((Fatalité et Liberté chez Diderot), et d’autres auteurs, dont un certain nombre de japonais (ayant travaillé sur la traduction de Diderot dans leur langue).

On retiendra surtout l’originalité de l’ensemble, dans la manière de traiter de Diderot. En lieu et place d’un colloque qui aurait pu virer au simple commentaire de l’œuvre du philosophe, nous disposons d’un ensemble orienté vers la production de nouvelles œuvres à partir de l’œuvre de Diderot. Soit chaque intervenant propose l’examen d’une œuvre cinématographique ou théâtrale adaptée de tel ou tel passage ou ouvrage de Diderot, soit les intervenants font l’effort de produire un texte qui joue avec la rhétorique ou les problématiques diderotiennes.

Ainsi en va-t-il déjà, en ouverture de cette série de contributions, d’un texte précis portant sur la redécouverte nécessaire des Salons de Diderot. On sait que ces Salons ont donné lieu à de nombreux débats qui ne sont d’ailleurs guère terminés. Dès les premières lectures des Salons, au XIX°, les uns les ont trouvé trop littéraires, les autres trop critiques. Emile Faguet, en son temps, a eu beau jeu de répliquer que "si sa critique est si littéraire, c’est que la peinture de son temps est bien littéraire aussi". L’auteur liste les reproches faits à Diderot. Ils sont nombreux. Est-ce qu’ils arrivent pour autant à nous faire comprendre les spécificités de l’approche de la peinture par Diderot, ce n’est pas certain ? D’ailleurs, montre l’auteure, il serait fastidieux de tenter de réfuter point par point ces critiques. Il faut désormais admettre que ces Salons sont importants en dépit de leurs détracteurs. Plutôt que de s’appesantir sur elles, mieux vaut saisir les Salons dans leur caractère ludique. Diderot à l’époque se lance avec enthousiasme et enchantement dans la tâche de commenter ce genre d’exposition. L’abondance des œuvres et le foisonnement du public l’inspirent. Son élan lyrique est sollicité. Tours de force dans la variété stylistique des passages descriptifs, anecdotes drolatiques, observations pénétrantes se mêlent pour déployer une puissante vitalité. À partir des Salons, Diderot regarde le monde d’un œil neuf. À quoi s’ajoute que : ces Salons l’ont "soumis à une salutaire et féconde discipline intérieure, à une esthétique longuement élaborée". Il appelle aussi de ses vœux une peinture nouvelle.

L’article suivant est encore moins attendu et moins convenu. Il consiste en un examen du film de Bresson : Les Dames du bois de Boulogne. Diderot, Cocteau (dialoguiste) et Bresson sont aux prises dans ce film. Mais le public ne sera pas au rendez-vous. Et pour plusieurs raisons. La première tient sans aucun doute à la période : l’après-guerre et le rationnement, alors que le film a pour personnages de riches oisifs qui se jouent d’une jeune fille poussée au vice par la gêne de sa mère. La seconde, la plus importante, tient à la question de l’adaptation. La faute de Bresson était unanimement dénoncée : la repris hors-contexte d’une anecdote sociologiquement datée. Il faut évidemment songer à Jacques Le Fataliste d’où cet épisode est tiré. Jean Sémolué, Georges Sadoul, André Bazin à l’époque y vont de leur plume. Avant que ne vienne François Truffaut en 1954.

On ne s’étonnera pas, compte tenu des partis pris de ce colloque, de trouver ensuite un article consacré au film de Jacques Rivette portant sur La Religieuse de Diderot. Le lecteur doit déjà garder en tête le poids de cet ouvrage dans la carrière et l’appréciation de Diderot à l’époque. Il est confronté maintenant, en fonction de son âge, à une querelle bien connue des années 1960. Le projet de Rivette est ici suivi d’abord dans sa construction : projet, premier jet, confrontation aux instances du cinéma, premières mises en garde... L’auteur de l’article ne se propose pas seulement de revoir le film (ce qui fut fait dans le cadre du colloque), il restaure le dossier entier de la querelle : dossier d’élaboration entre 1959 et 1967 ; dossier du débat public (avec citations, dont certains des auteurs sans doute ne seront pas fiers aujourd’hui de relire leur prose) ; dossier de presse de l’époque. Mais aussi un dossier plus fouillé encore sur le travail de Rivette, ses choix, ses ambitions par rapport au roman... L’auteur, Jean-Claude Bonnet, nous fait remarquer que Rivette a choisi un premier plan de film tourné comme une représentation théâtrale, ce qui permettait au cinéaste de reprendre à son compte l’esthétique du tableau si importante dans le théâtre de Diderot (au passage, il faut souligner l’impact des travaux de Michael Fried, sur nos lectures de Diderot de nos jours).

Enfin, pour clore ce lien entre l’interprétation de Diderot et le cinéma, une très belle étude concerne le travail de Michael Snow. Pour ceux qui ne connaissent pas ce cinéaste, rappelons qu’il est peintre, sculpteur, photographe, et cinéaste. Il travaille depuis 1953 dans plusieurs médias, et surtout en marge du courant général de l’art moderne. L’auteure (Eva Maria Stadler) se focalise dans cette œuvre sur le film : Rameau ‘s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen. Le titre du film énonce déjà quelque chose sur sa forme (en plus du fait qu’il rend hommage, c’est moins évident pour un lecteur français, au conservateur de l’Art Gallery de Toronto). Le film est long, modulé, presque un petit récit discursif. Il s’agit d’un film fragmenté, et anguleux, dit l’auteure. Il se compose de 25 parties de structurations narratives variées. Il requiert aussi un spectateur résistant, puisqu’il dure 5 heures. Et, justement, à propos du spectateur, ce qui est intéressant dans ce film, c’est la prise à partie du spectateur. C’est là que le rapport à Diderot s’organise. Snow semble même parfois déployer une certaine agressivité à son égard. C’est toute l’expérience du spectateur qui est mise en question, Snow transgressant ainsi les conventions, à la manière de Diderot sollicitant le lecteur.

Les articles suivants sont de facture plus traditionnelle pour un colloque à Cerisy. On y discute les paradoxes de Diderot (Andrea Calzolari), on nous propose un pastiche du théâtre de Diderot (Jacques Kraemer), avant de revenir à des perspectives plus originales.

En effet, avec l’article "Diderot face au manger" (Béatrice Fink), nous rappelle d’abord que le manger est présent dans les ouvrages de Diderot. Diderot face au manger, c’est en première instance le mangeur, celui qui s’adonne à la jouissance gustative. Mangeur de toute évidence avant tout social, convive célébrant la prise de nourriture par un rituel du repas au cours duquel plaisirs et propos de table se renforcent, le bon dîneur n’est pas seulement celui qui s’occupe de son corps et jouit en matérialiste d’un corps qui pense aussi de cette manière, mais celui qui dîne avec ceux qu’il aime, en exaltant la convivialité. Laissons au lecteur le soin de découvrir la cuisine diderotienne, non sans préciser toutefois qu’une annexe à cet article présente un menu, à la manière de Diderot, proposé alors aux participants du colloque.

Le matérialisme enchanté de Diderot prend ici ses pleins droits, alors qu’il est souvent valorisé sur le seul plan des concepts.
Mais insistons encore sur un article au moins (les autres méritent évidemment qu’on s’y intéresse, mais ce compte rendu ne peut remplacer la lecture de l’ouvrage), celui qui clôt l’ensemble par une réflexion pédagogique : "Diderot au collège aujourd’hui". Si on se souvient de Diderot souhaitant rendre la philosophie populaire, on ne peut qu’être séduit par toutes ces tentatives qui se donnent pour vocation de présenter les œuvres du philosophe aussi largement que possible et à un public aussi divers que possible. Certes, les œuvres de Diderot se prêtent fortement à la théâtralisation, ce qui est un avantage auprès du jeune public. Mais plus précisément encore, Diderot n’est ni rébarbatif ni antédiluvien, par conséquent il peut séduire un large public.

Où l’on voit fort bien que d’un ouvrage apparemment dispersé, par le nombre des contributeurs, et d’un ouvrage qui peut paraître difficile à beaucoup d’égards, il est possible d’extraire des idées importantes à partir desquelles la culture classique est non seulement retravaillée, mais motrice d’inspirations diverses pour notre temps. Diderot mérite d’être ainsi interprété, si pour le plus grand bonheur de sa philosophie et de son matérialisme, il trouve des ouvertures dans la pensée et les pratiques contemporaines