Une analyse linguistique du livre de Thomas Zuber et d'Alexandre Des Isnards : Les réseaux sociaux, et Facebook en particulier, modifient notre langue et nos modes de communication en révolutionnant nos relations aux autres. Et vice versa.

Thomas Zuber et Alexandre Des Isnards, tous les deux diplômés de Sciences Po., ont déjà collaboré dans un ouvrage sur les nouveaux malaises du management professionnel, intitulé : L’Open Space m’a tuer. Dans Facebook m’a tuer, ils abordent cette fois les nouvelles méthodes qui ont bouleversé radicalement la façon dont nous gérons aujourd’hui nos différentes relations, qu’elles soient amicales, amoureuses ou professionnelles, sur les réseaux sociaux.

Le titre "Facebook m’a tuer" est identique (syntaxiquement) à celui de "L’Open Space m’a tuer", faisant ainsi allusion à l’affaire criminelle de "Omar m’a tuer", et pouvant sous-entendre que, comme dans ce fait divers, le crime n’est pas forcément commis par ceux qui sont présumés coupables. Facebook ou l’Open Space ont certes un aspect positif et un autre négatif mais est-ce suffisant pour les considérer comme des nuisibles ? Autrement dit peut-on dire que l’utilisation de Facebook et d’autres réseaux sociaux pourrait s’avérer compromettante pour notre liberté individuelle et privée ou bien est-ce la façon dont nous les utilisons qui est nuisible ? Et si tel est le cas, pourquoi l’est-elle, pour qui et comment ?

En s’appuyant sur divers  témoignages et sur de nombreux messages, les deux auteurs démontrent comment l’individu est passé d’un nombre réduit de relations, réelles et profondes, à de très nombreuses relations, virtuelles et superficielles (ou quasi-superficielles) et comment le privé est devenu exposé et exposable. Dans une quête de transparence ou de visibilité, les intimités sont dévoilées, les amitiés sont zappées en cas de déception, d’où une tendance au consumérisme et au cumul de relations virtuelles (et même parfois réelles).

Ainsi, la nouvelle génération du web tend bien à se distinguer de l’ancienne génération. C’est la "génération des transparents contre la génération des parents"   , ou la génération des whyers, selon la définition de certains. Les whyers seraient rapides, collaboratifs et connectés 24h/24 et 7j/7. "Ils essayent tout, sont à l’aise avec tout, s’amusent de tout, s’exhibent" et explorent l’inconnu. Est-ce l’amitié qui manque tant à cette génération du numérique ou bien est-ce cette génération qui manque à l’amitié ?  Thomas Zuber explique ce phénomène social dans un article paru dans le journal L'alsace  : "Les gens, et tout particulièrement les jeunes, se parlent de moins en moins de vive voix. Ils apprennent ce qui se passe dans leur entourage non pas au téléphone ou dans la rue, mais sur internet. Ils ont du mal à se concentrer, car ils sont interrompus sans arrêt par un SMS, un mail ou un appel. La vie est de plus en plus fragmentée." Et comme il est devenu difficile de se voir (ou de se parler en présentiel), il faut rester always connected.  Mais dans ce processus de métamorphose de nos manières relationelles, il est important de donner toute leur place à l'émergence de nouveaux processus de communication.

À la lecture de ce livre, les bribes d'un sketch de Gad El Maleh sur Facebook   sautent à l'esprit :

"Tu peux pas parler dans la vie comme tu parles dans un texto, par MSN, ou par Facebook, tu imagines ? si tu parles dans la vie comme dans Facebook, tu rentres dans un resto, tu vas direct vers un mec tu lui dis : tu veux être mon ami ? Il te dit non je t’ignore, tu dis ok. Tu vois une fille tu lui dis ajoute moi ! Tu peux pas c’est impossible !"

Dans la vie réelle, parler comme dans Facebook est impossible, car ces deux mondes se côtoient, s'interpénètrent, s'influencent mais ne se confondent pas. Dans la réalité, le corps est en présence, avec ses émotions, sa gestualité et ses mimiques, par conséquent ma perception de la mouvance du corps de l’autre peut déterminer ma relation avec lui. Dans le virtuel, le corps est en absence ou plutôt est mis à distance par l’écran. Les émotions ne peuvent donc y être ni perçues ni analysées de la même manière que dans le monde réel, car le virtuel suppose un hors champs visuel et tactile. Il est artificiel. En effet, le corps présent est perçu avec ses qualités et ses défauts, tandis que le corps absent devient inaccessible. On le suppose parfait, et il vire ainsi à la "perfectabilité".

Dans ce contexte le langage se virtualise et des formes d’expression innovantes sont utilisées. L’écriture, média roi de ce nouveau mode de communication, y devient plus acoustique, ce qui correspond à une forme d’économie du langage : le "tu sais que" devient "tu c k", le "beau" s’approche du "bo" et un "je t’aime" se convertit en "JTM". L’utilisation des acronymes, des smileys et des émoticônes s’impose dans les discussions sur le web comme des stimuli ayant pour vocation de remplacer la gestualité et les différentes émotions qui ne se voient pas. Un "LOL" par-ci, un sourire fait de parenthèses par là et un clin d’œil/point-virgule complice ailleurs : en somme, tout pour inciter et exciter. S’ajoute à cela, le choix d’ un langage plus fun, plus cool, plus ouvert : on "check les tof", on "file son number" et on "lit des texto sur son BB (BlackBerry)».

Mais il ne faudrait pas réduire pour autant la langue numérique à ces expressions. Différents styles et niveaux de langage, soutenu ou très familier, y sont utilisés. Ce choix n’est pas un "indice de proximité", mais bien un mode de langage utilisé pour transmettre une message bien particulier. Un ami peut nous écrire avec un style soutenu pour confirmer son identité virtuelle raffinée alors qu’un inconnu passe vers un langage familier ou relâché dans le but de banaliser les distances, et transcender la place à laquelle son statut de non-proche le confine.

La manifestation des émotions s’exprime aussi à travers des majuscules ou par un appui sur une consonne ou une voyelle ainsi on "crie sa TENDRESSE en majuscule", ou "envoie des calinnnnn" par un appui sur une consonne ou "des caaaaalin" par un appui sur une voyelle. Les onomatopées ne sont pas exclues : des "pfff" et des "snif" viennent s’ajouter aux conversations ainsi que tout procédé visant à marquer sa présence et rester sollicité : on "bip" les téléphones et on fait "vibrer" les écrans par des "wizz", des "ting" et des "dring". La conjonction d'une écriture simplifiée et de cette répétition du contact, fait de la communication sur Facebook un véritable flux. Un flux qui prend la forme d’une logorrhée ou d’une incontinence verbale, d’une "diarrhée verbale", selon les termes de certains : on parle de tout et de rien et on fait régner l’émotivité linguistique, en somme tout le monde fait son blabla.

On peut penser que cette incontinence verbale de certains facebookers signifie que ces derniers appartiennent à une catégorie de personnes qui ne peuvent pas s’exprimer publiquement. Ils trouveraient sur les réseaux sociaux un espace où compenser ce manque. Mais ce n’est pas toujours le cas. Certains facebookers peuvent s’exprimer en public mais dans certaines situations, dans un environnement professionnel verrouillé par exemple, ils ne peuvent échanger avec leurs collègues ou discuter les ordres d’un supérieur. Le net leur offre alors un espace pour contourner cette rigidité. Dans ce cas, le facebooker tente de rentrer en contact avec un collègue qui lui est étranger. Il se met en "mode anonyme" pour banaliser les frontières de la peur qui le sépare de l’autre et pour parvenir à mieux se connaître. Le but est de laisser l’autre s’approcher, et vice versa, avec de bonnes intentions car un étranger n’est pas forcément un danger. Reste à savoir si l’autre comprendra cette bonne intention ou l’interprètera péjorativement. C’est un risque à courir, mais quand il n’y a pas d’autres solutions le virtuel s’impose.

Dans l'espace des réseaux sociaux, notre désir de contact et notre curiosité peuvent s'épanouir à tout moment et dans toutes les situations. On tague, on poke, on tchate, on géolocalise et on googlise les uns les autres, et on reste surtout connecté l’un pour l’autre, on se capte rapidement et on devient un addict de la communication. Dans cette surabondance d'information et de "bruit", notre être virtualisé n'existe que par ces traces qu'il laisse derrière lui. Tout le monde veut donc avoir des "sécrétions numériques". Alors, on garde les traces de soi et les traces de l’autre, pour se persuader de la réalité de cet environnement affectif et constuire des havres durables au milieu de ce flux déchaîné. Par souci d’immortalité ou de narcissisme aussi. Car quelle meilleure manière de se prouver son existence que de voir son reflet affirmé, confirmé et valorisé par le regard des autres ?

À la sempiternelle question, les réseaux sociaux sont-ils un bien ou un mal, il n’est pas possible de répondre de manière tranchée. Mais comme disait  le journaliste belge Jiri Pragman, dans une citation répandue sur le net : "Internet est une toile où se projettent les passions comme les fantasmes, des pans de vie réelle et des réalités virtuelles, un réseau où se côtoient contestation et aliénation, fatalisme et fanatisme."     Ce livre ne sera donc pas le dernier à exploiter le sujet