Une certaine actualité morale prête à croire que bonheur et sagesse doivent se combiner dans une philosophie conçue comme art de vivre ; cet ouvrage retraverse ce débat mais en l'étayant par l'histoire de la philosophie.  

Loin d'en avoir terminé avec les idées de bonheur et de sagesse léguées par les Grecs, ainsi que les modernes en avaient décidé (Immanuel Kant, GWF. Hegel, notamment), ces deux questions sont revenues en force ces dernières années. Dès lors, on peut s'en inquiéter de deux manières différentes, soit de manière historique, soit en relation avec notre époque. Certes, les deux modes peuvent coïncider à quelques égards, mais pas systématiquement. C'est là l'objet de cette livraison, mais de biais.

S'agissant d'abord de Cahiers, venus de Laval (Québec), on soulignera qu'ils diffusent les travaux en cours des membres du Cercle universitaire d'études sur la République des Lettres (CIERL) et de ses partenaires. Chaque livraison (nous en connaissons deux) apporte son lot de contributions à la pensée philosophique et littéraire. Chacune est dirigée par un ou deux auteurs, mais rassemble des contributions multiples. Ici, on notera que Benoît Castelnérac est spécialiste d'histoire de la philosophie ancienne, spécialité bien nécessaire pour traiter des rapports entre la sagesse et le bonheur. Et que Syliane Malinowski-Charles est spécialiste de philosophie moderne. Les relations entre ces deux spécialités favorisent largement une exploration ample et savante du thème mis en avant.

S'agissant ensuite du thème même, on ne peut qu'être frappé par la pertinence d'une telle prise en charge - sagesse et bonheur - à l'époque où les soucis des philosophes contemporains tournent bien autour de ce thème du bonheur, mais sans doute dans l'ordre d'une sagesse expressément révisée. Nous avons eu, ces dernières années, notre charge de comptes rendus à rédiger sur ces ouvrages qui prônent le retour de la sagesse, l'approche d'un bonheur enfin non-matériel, la philosophie conçue comme un art de vivre, … quand ils ne côtoient pas de près les regains ou importations de plusieurs sagesses orientales.

L'importance de cette thématique est fort perceptible dans la belle bibliographie générale qui accompagne l'ensemble du volume. Elle est divisée en repères dans les sources (Grecs, Romains, Modernes jusqu'à Nietzsche ou Steiner pour ses commentaires sur la tragédie) et références à des commentaires (monographies, articles scientifiques, et références internet). Les spécialistes y retrouveront leurs références habituelles. Mais il importait aussi de souligner ce fait pour les lecteurs moins spécialisés, car même si ce volume ne les absorbe pas entièrement, ils pourront y avoir recours afin de dresser des listes d'ouvrages à lire en fonction de leurs questionnements.

Du point de vue de sa constitution, ce volume enveloppe onze études présentées, par ailleurs, dans un colloque (Université de Sherbrooke, 2009). Il part d'une équation antique : une sagesse bien comprise engage sur la voie du bonheur. L'association de la Sophia et de l'eudaimonia se réalise effectivement en Grèce (qu'on accepte de la renvoyer à Aristote seulement comme le fait un article, ou qu'on parle des Grecs en général). Il s'agit là des éléments centraux de la vie pratique et de l'offre habituelle de la philosophie conçue, à l'époque, comme manière de vivre. Il existe donc, en tout cas historiquement, un lien intellectuel entre la quête de la sagesse et la recherche du bonheur. Encore, et c'est l'objet de plusieurs articles, cette sage confiance dans les pouvoirs de la pensée ne jouit-elle pas d'un consensus total. Certains auteurs de l'époque récusent cette voie. Les sceptiques répondent que la sagesse est elle-même une idée fausse, surtout si l'on entend par sagesse un ensemble clos de règles morales et de savoirs disponibles pour orienter au mieux nos actions. D'autres, s'il consentent que la sagesse est possible, ne veulent pas concéder qu'elle soit la voie sûre pour atteindre le bonheur. Sans aller jusqu'à dire qu'elle est une illusion néfaste, on peut douter qu'elle suffise à garantir une existence heureuse. Enfin, les chrétiens modifient l'équation, puisque le vrai bonheur du croyant ne sera plus possible qu'après le salut ou la rédemption dans la vie éternelle.

En quelque sorte, on pourrait regrouper les positions en trois entités : les optimistes, les sceptiques et les méfiants.

Benoît Castelnérac introduit le propos en considérant les figures proéminentes que sont le Socrate de l'Apologie rédigée par Platon et le sage d'Aristote dans l'Ethique à Nicomaque. Il précise que le premier, qui incarnait une forme de philanthropie, ne cherchait pas à augmenter sans aucune forme de qualification le bonheur de ses concitoyens, mais tentait en revanche, et cela au mépris de sa vie, de susciter une réflexion chez ses concitoyens visant à distinguer ce qu'est la véritable recherche de la vie bonne des autres formes d'activité devant aussi entraîner leur lot de plaisirs et de bonheur. Quant au sage aristotélicien, sa plus haute vertu sociale est décrite comme une forme très complète de générosité, faisant en sorte qu'il s'engage pleinement, et avec faste, dans la réalisation de gestes vertueux. Le point commun entre les deux est toutefois la "grandeur d'âme", cette vertu que l'on peut traduire par "magnanimité".

L'auteur se propose alors d'en présenter l'histoire philosophique. Il est vrai que ce choix est pertinent si l'on se souvient du fait que cette question de la magnanimité entraine une panoplie de difficultés philosophiques. Cette vertu, en effet, explique l'auteur, compte au nombre des beautés tragiques que nous ont léguées les Anciens. En voici l'essentiel : "S'il est en effet clair que le sage, en tant que parangon de bonne vie, doit faire preuve d'une grandeur d'âme inouïe et spectaculaire, il semble tout aussi évident aux mêmes auteurs que cette grande vertu est à ce point difficile à vivre, qu'elle contribue, directement, ou peu s'en faut, à la perte de celui-là même qui prétendait l'incarner". Il faut alors citer des cas : Alexandre le Grand bien sûr, en tout cas tel que dépeint par Plutarque ; Socrate aussi, et sa notion de "grande âme" telle qu'il l'applique au "philosophe roi". Il faut aussi revenir sur le modèle de cette vertu en Achille (Homère). L'auteur en étude le contenu, dont il nous est arrivé de parler à l'occasion, ici même, de la chronique d'un ouvrage portant cette fois sur les larmes d'Achille   .

Il faudrait, à ce propos, insister sur de nombreuses et belles remarques, notamment sur une note citant Auguste Compte, sa notion d'Altruisme et la manière dont il l'oppose à la charité chrétienne. Mais nous ne pouvons nous attarder.

Un autre article détaille l'usage de la notion de bonheur dans le cas des explorateurs français au Brésil au XVI° siècle. L'article, signé Danilo Marcondes, est assez classique dans sa facture et son option. L'auteur rappelle que la découverte du Nouveau Monde a mis en doute l'idée traditionnelle d'une nature humaine crée par Dieu identiquement. Certes, nul ne cherchait là-bas ce qui finalement a été trouvé : des peuples différents, une diversité de culture inattendue, et la nécessité de se reposer la question de l'origine des hommes, unique ou plurielle ? Est-il possible que Dieu ait fait une autre création que celle d'Adam (supposant bien sûr que Adam était blanc, européen, ...) ? Cela dit, l'auteur ne s'attarde pas sur cet aspect des choses, mais sur celui-ci : en quoi et à quel titre l'Amérique représentait-elle un nouvel Eden ? La vision idéalisée du Nouveau Monde était fortement influencée par l'Utopie de Thomas More, montre l'auteur.

C'est ainsi que nait la vision idyllique que certains Européens se font des habitants rencontrés et vécus comme des peuples heureux, parce que développant une sagesse pratique, différente de la science et de sa prétention à expliquer d'une manière systématique la vraie nature des choses par la connaissance de leurs causes. Ces peuples étaient donc capables d'une sorte de sagesse, d'une forme intuitive et spontanée de vivre d'une manière heureuse qui ne dépendait pas de la connaissance, c'est une sagesse qui peut être perfectionnée d'une façon qui permet une vie de bonheur selon la nature. Il y a donc de "gentils cannibales" ! On retiendra surtout de cet article le tableau des possibilités formelles de considérations de ces peuples (gentil sauvage vs cannibale, mais aussi, même nature vs nature différente, ...), qu'il conviendrait un jour d'organiser pleinement.

On ne pouvait sans doute pas éviter de passer ensuite par Descartes. Laura Benitez Grobet se propose de rendre compte de la question du bonheur dans le Traité des passions de l'âme. C'est ainsi que l'éthique cartésienne est reconstituée, jusqu'à la question de la générosité, cette capacité qu'ont les hommes d'avoir de l'amour-propre et la volonté d'agir pour le mieux. Cette éthique se tisse autour d'exercices conçus pour donner à l'âme de la force. La voie de la liberté par rapport au poids des passions passe par le jugement illustré par l'entendement qui renforce la volonté. Finalement, si la faiblesse et l'ignorance font de nous des esclaves et nous rendent misérables, la voie conduisant au bonheur est pourtant claire sans toutefois être aisée : faire en sorte que notre volonté soit forte et atteindre la sagesse par le biais de l'entendement.

Il est très important de lire l'article qui suit, portant sur les tendances épicuriennes au début de la Modernité. L'auteur Leonel Toledo Marin centre son analyse sur un personnage peu connu du grand public, pourtant maître en philosophie de Molière et de nombreux autres intellectuels de cette époque, à savoir Pierre Gassendi. Il est l'un des principaux philosophes de la nature ayant formulé le projet de transformer la totalité du corpus de la philosophie en se basant sur les principes centraux de l'épicurisme. Il réintègre la position atomiste dans la nouvelle conception du monde. C'est un hommage qui devait lui être rendu.

Une explication du statut du bonheur chez Spinoza pouvait suivre cette expédition chez les épicuriens. Nous glissons maintenant vers les Stoïciens. Et Syliane Malinowski-Charles nous offre une étude bien classique portant sur le sens de la mort chez le philosophe hollandais.

Ce qui, à quelques articles près (Montesquieu, ...), nous fait basculer dans la deuxième partie de l'ouvrage cette fois consacrée à la dissociation entre sagesse et bonheur. Sans surprise, les articles commencent par la position de Montaigne, soit la position sceptique. Elle ouvre la voie à la critique de la morale dogmatique et rend possible une vie sans croyances. C'est un grand article sur David Hume, par Sébastien Charles, qui nous plonge au plus proche de ce qui reste de tout cela pour nos jours. Il faut, pour comprendre sa position, revenir aussi aux sceptiques. Si les philosophes grecs ont fait de l'art de vivre et du bonheur qu'il conditionne une finalité essentielle de l'activité philosophique, les sceptiques se sont vigoureusement opposés à une telle conception de la philosophie, n'y voyant qu'une ruse de la raison dogmatique visant à l'enrôlement de nouveaux disciples auxquels on promettait d'atteindre l'ataraxie, quand bien même aucune philosophie dogmatique ne pourrait sérieusement se fixer une telle finalité. La recherche du bonheur ne peut déboucher sur rien de concret. De plus, aucun consensus n'existe entre les philosophes sur la nature du bonheur. C'est là que Hume trouve l'occasion de sa propre pensée. Dans un essai intitulé Le sceptique, paru en 1742, il évoque à son tour la question de la recherche du bonheur. Il étudie successivement la position de l'épicurien, puis celle du stoïcien, enfin celle du platonicien, pour les remettre en question toutes les trois à la lumière du scepticisme. Le centre de la démarche de Hume : la question n'est pas vraiment de savoir si l'on peut être heureux, mais si c'est au philosophe de se prononcer sur un tel sujet. Après tout, précise l'auteur de l'article au nom de Hume, "pour réussir sa vie, il suffit de se donner les moyens de parvenir aux fins qui nous paraissent les meilleurs, en sachant user de prudence et de circonspection, et sur ce plan le simple bon sens suffit".

On ne cherchera évidemment pas dans ce volume une série de chroniques complète sur ce thème sagesse et bonheur. Ce serait vain ou cela dépasserait le cadre imparti. Au demeurant, il existe de nombreux ouvrages qui prétendent faire le tour de la question, avec plus ou moins de "bonheur". L'ancien ouvrage de Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique : le bonheur et l'utile, s'y était risqué   . En revanche, insistons sur le fait que le parti pris choisi est assez efficace, qui distingue finalement trois possibilités : superposer sagesse et bonheur (mais dans l'ordre d'une pratique) ; écarter bonheur et sagesse ; déplacer la philosophie du côté de la liberté et abolir le bonheur comme objet philosophique. Et dans ce cadre, les exemples travaillés donnent l'essentiel des raisonnements