Cet ouvrage, publié en 1978, constitue à la fois un témoignage majeur du débat intellectuel de l'époque et une réflexion inspirante pour la pensée critique contemporaine.

L’Etat, le pouvoir, le socialisme (EPS) est un des ouvrages les plus aboutis de Poulantzas, et reste une contribution majeure à la pensée critique. Très clairement inscrit dans une filiation théorique marxiste, il aura d’ailleurs contribué à l’enrichir considérablement en proposant une théorie matérialiste de l’Etat capitaliste. La réédition par Les Prairies ordinaires de ce livre publié en 1978 est donc bienvenue, d’autant qu’elle inclut à la fois une longue préface de Razmig Keucheyan et une postface de Bob Jessop. Les deux peuvent d’ailleurs se lire avant de pénétrer dans le texte original, tant celui-ci pourra apparaître ardu aux lecteurs non familiers du vocabulaire marxiste ou des références mobilisées par Poulantzas.

La mise en contexte de l’œuvre rééditée

Keucheyan démontre un talent pédagogique identique à celui qu’il a déjà pu déployer à propos des pensées critiques contemporaines ou de Gramsci   . C’est donc avec beaucoup de clarté que les principales thèses de l’œuvre poulantzassienne sont présentées, et que cette dernière est resituée dans son rapport au marxisme et au débat intellectuel de la fin des années 1970. Rejetant la notion de "dualité des pouvoirs" élaborée par Lénine pour penser la transition au socialisme, Poulantzas s’engage aussi dans un dialogue critique avec l’approche foucaldienne, tout en étrillant joyeusement les "nouveaux philosophes" de l’époque. Le contexte politique d’écriture de l’ouvrage est quant à lui marqué par le coup d’Etat au Chili, le renversement des dictatures d’Europe du Sud, le "compromis historique" en Italie et les progrès de l’Union de la gauche en France. Face à ce foisonnement où le tragique de l’Histoire côtoie encore ses promesses, l’essai de Poulantzas se veut une pierre à la réflexion stratégique pour l’avènement d’un socialisme démocratique. "En ce sens", note Keucheyan, "Poulantzas appartient à un cycle d’élaboration critique profondément différent du nôtre"   . Jessop revient lui aussi sur l’apport singulier d’EPS, en insistant sur la finesse avec laquelle Poulantzas décrit l’Etat comme un "rapport social" plutôt qu’une "chose" ou un "sujet". Il montre à quel point EPS représente un aboutissement de la réflexion intellectuelle de son auteur, passé "du marxisme-léninisme à un eurocommunisme de gauche ; d’une vision monolithique de l’Etat démocratique bourgeois […] à une approche stratégico-relationnelle ; d’un rejet des protections constitutionnelles […] à une appréciation de leur rôle crucial dans la transition démocratique vers le socialisme démocratique"   .

La postface se révèle cependant décevante sur le terrain où on l’attendait : l’intérêt des thèses poulantzassiennes pour analyser les formes contemporaines de l’Etat et du pouvoir. A la lecture du livre original, il apparaît en effet qu’elles nécessiteraient d’être appréciées et retravaillées à la lumière de phénomènes aussi importants que les progrès spectaculaires de l’intégration européenne et de la mondialisation productive et financière, les évolutions de la structure sociale, ou encore les mutations des systèmes partisans. Jessop ne fournit pas de pistes dans ce sens, tout en affirmant que ces processus à l’œuvre depuis trente ans n’invalident pas le legs théorique contenu dans EPS, qui permettrait toujours de se confronter au réel en se posant les bonnes questions. Keucheyan semble partager ce point de vue, en accordant notamment de l’importance à l’intuition de Poulantzas d’un développement croissant de "l’étatisme autoritaire" : au fur et à mesure du déploiement de la crise du capitalisme depuis les années 1970, la qualité démocratique des régimes représentatifs serait amenée à se dégrader. Outre les échos que l’actualité fournit à cette notion, la séduction de cette dernière se comprend d’autant plus qu’elle renvoie au "césarisme bureaucratique" de Gramsci, dont Keucheyan et Cédric Durand se sont récemment  inspirés pour décrypter la dynamique antidémocratique de l’Union européenne   .

L’œuvre poulantzassienne
 
L’ouvrage de Poulantzas proprement dit s’organise quant à lui en cinq temps. Dans une introduction essentielle à la compréhension de sa démarche, l’auteur précise le sujet d’EPS, qui représente une tentative de théorisation non pas de l’Etat (chose impossible selon lui) mais de l’Etat capitaliste (chose rendue possible par la séparation que le capitalisme suppose entre l’Etat et l’espace économique des rapports de production). Cette tentative est justifiée par le caractère insatisfaisant des approches existantes, qui considèrent soit que l’Etat est une institution neutre et préexistante aux classes sociales, soit que les classes dominantes le modèlent et en usent à leur goût. Poulantzas s’attache plutôt à démontrer que "toutes les actions de l’Etat ne se réduisent pas à la domination politique, mais n’en sont pas moins constitutivement marquées"   . Dans la même veine, il affirme que cet Etat ne reproduit pas sa domination seulement grâce à la coercition et à la diffusion d’une idéologie. Cela supposerait une pratique et un discours unifiés de la part d’appareils voués à l’une ou l’autre fonction, ce qui ne correspond pas à la réalité. En effet, l’Etat est perméable aux luttes de pouvoir qui le débordent constamment, ce qui d’une part empêche l’unification de son discours et de sa pratique, et d’autre part explique qu’il produise aussi des "mesures positives" à l’égard des classes subalternes. Tentant de résumer sa position théorique et en quoi elle se distingue du marxisme-léninisme comme des approches wéberienne et foucaldienne, Poulantzas affirme que "contre toute conception en apparence libertaire ou autre, […] l’Etat a un rôle constitutif non seulement dans les rapports de production et les pouvoirs qu’ils réalisent, mais dans l’ensemble des relations de pouvoir, à tous les niveaux. En revanche, contre toute conception étatiste, […] ce sont les luttes, champ premier des rapports de pouvoir, qui détiennent toujours le primat sur l’Etat"   .

Une fois ces jalons posés, l’auteur débute son investigation en se demandant pourquoi la classe capitaliste domine à travers la forme d’Etat "représentatif, national-populaire" sous laquelle nous vivons, plutôt qu’à travers une monarchie absolutiste. La première partie est consacrée à sa réponse, qui consiste à expliquer que la "matérialité institutionnelle" de cet Etat est directement liée à la spécificité des rapports de production capitalistes, eux-mêmes caractérisés par "[la dépossession des producteurs directs] de leur objet et de leurs moyens de travail"   . Poulantzas fournit alors une série d’exemples illustrant cette correspondance étroite entre l’ossature de l’Etat et la division sociale du travail. Il évoque ainsi la séparation entre travail intellectuel et travail manuel ; le mécanisme d’individualisation et d’arrachement aux communautés traditionnelles ; la loi comme "ensemble de normes abstraites, universelles et formelles" ; la nation comme produit d’une double "matrice" temporelle et spatiale spécifique de l’ère capitaliste.

Dans une deuxième partie, Poulantzas va plus loin en indiquant qu’au-delà de l’origine de l’ossature matérielle de l’Etat national-populaire, il faut pouvoir expliquer son évolution au fur et à mesure des différents stades du capitalisme, mais aussi les variations observées d’un Etat concret à un autre lors d’un même stade. D’où sa fameuse définition, explicitée en détail sur une quarantaine de pages, de l’Etat "comme la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classe, tel qu’il s’exprime, de façon spécifique toujours, au sein de l’Etat"   . L’ensemble de ces développements est l’occasion pour Poulantzas de reconnaître certains mérites aux travaux de Foucault, tout en mettant en évidence ce qui les sépare (en particulier l’importance attribuée au monopole de la violence physique et la nature de ce qui fonde les luttes de pouvoir). L’auteur tire par ailleurs quelques premières conclusions stratégiques au fil de son argumentation, affirmant ainsi qu’une transition socialiste ne peut se réaliser en premier lieu que sur le terrain national, que tout mouvement d’auto-organisation populaire ne peut survivre durablement s’il se complaît dans des postures anti-institutionnelles, ou encore que la politisation à gauche du personnel d’Etat doit être accompagnée qu’une transformation des appareils d’Etat eux-mêmes, au risque d’être neutralisée par la logique institutionnelle de ces derniers.

Les troisième et quatrième partie sont à la fois les plus actuelles et celles qui ont le plus mal vieilli. Poulantzas y aborde l’importance croissante des "fonctions économiques" de l’Etat. Celle-ci accentuerait en même temps qu’elle rendrait plus visible "la subordination de l’Etat aux intérêts du capital"   . La fabrique du consentement des masses n’en serait que plus difficile à réaliser, en même temps que ces interventions seraient condamnées à une efficacité temporaire ou limitée. Puisqu’elles ne sauraient transformer le cœur des rapports de production capitalistes, elles se résumeraient en effet à un "bricolage de mesures ponctuelles de réaction à des conditions d’ores et déjà fixées du processus de valorisation du capital"   . D’où un affaiblissement de l’Etat provoquant une réaction inverse aboutissant à ce que Poulantzas appelle "étatisme autoritaire", et qu’il distingue soigneusement du phénomène totalitaire ou fasciste. Cette nouvelle forme de l’Etat succèderait aux formes libérale puis interventionniste qui auraient correspondu à des stades précédents du capitalisme. Concrètement, cela se traduirait en particulier par le poids croissant de l’administration face aux organes représentatifs et l’émergence de "partis dominants de masse", et plus généralement par "l’exclusion renforcée des masses des centres de décision politique"   . Toutes ces pistes sont stimulantes et font notamment penser aux travaux de science politique faisant l’hypothèse d’une "cartellisation" des partis politiques   . Néanmoins, elles souffrent de reposer sur des exemples datés et d’être élaborées à un moment où la cohérence du néolibéralisme s’affirme à peine, tandis que le marché et la monnaie uniques ne sont pas encore réalisés.

En conclusion, Poulantzas renvoie dos à dos "l’étatisme stalinien" et "l’étatisme social-démocrate". Si le premier est bien sûr coupable d’avoir rejeté la démocratie représentative, les deux partagent selon lui une méfiance vis-à-vis de l’implication des masses populaires, ainsi qu’une même conception de l’Etat comme "sujet neutre" à occuper. Il faut au contraire transformer les appareils de ce dernier, défend l’auteur, en renforçant toutes ses dimensions représentatives. Ce geste devrait être menée simultanément à l’organisation de "foyers autogestionnaires"   hors de l’Etat et partout où de la vie collective le justifie. Insistant sur la nécessaire complémentarité de ces deux stratégies pour paver la voie du socialisme démocratique, Poulantzas n’occulte pas les problèmes qu’elle pose et qu’il relie aux expériences alors récentes du Chili et du Portugal. Il conclut en affirmant que si les "risques" sont nombreux, la seule façon de les éviter consisterait à "marcher droit sous les auspices et la férule de la démocratie libérale avancée. Mais c’est là une autre histoire…"   .

"Je vous parle d’un temps…"

On referme EPS avec la sensation d’avoir lu un ouvrage important, stimulant, que l’on souhaiterait voir (re)discuté à l’aune des trois décennies postérieures à sa parution, mais aussi mis en rapport avec de nombreux travaux récents sur l’Etat, la trajectoire du capitalisme historique, ou les modèles possibles de socialisme démocratique   . Il ne faut cependant pas trop s’illusionner, tant le livre témoigne aussi d’une époque révolue, pendant laquelle la production et la diffusion d’analyses marxistes débordait des quelques réduits universitaires et éditoriaux où elle est aujourd’hui confinée. Une époque où des intellectuels et des militants (parfois les mêmes !), voire des partis (c’est le plus inconcevable), réfléchissaient sérieusement à ce que serait une transition du capitalisme au socialisme, en articulant réflexions théoriques et stratégiques. Quelles que soient ses limites, EPS est une trace marquante de cette période, d’autant plus importante à exhumer et commenter qu’elle peut encore nourrir la pensée critique contemporaine. Comme le souligne Jessop à la fin de sa postface, Poulantzas aura en effet laissé avec cette œuvre un "cadre conceptuel riche et sophistiqué pour analyser la reproduction [du rapport capitaliste] du point de vue du rôle stratégico-relationnel de l’Etat"