Les paradoxes de Juliette Récamier, une si douce femme fatale.

Dans cette nouvelle biographie de Mme Récamier (1777-1849), Catherine Decours choisit comme point de départ le fameux “mystère” dont le personnage est auréolé. Dès l’épigraphe, elle cite Ballanche, “historien du mystère” souhaitant “entretenir de Madame Récamier, sans [se] rendre complice de la renommée qui l’a surprise à son insu”   . À son insu, vraiment ? L’“Avant-propos” précise pourtant que Juliette Récamier a savamment contrôlé son image et entretenu ledit mystère  

Dans l’examen d’une telle vie, l’auteur annonce d’emblée vouloir se garder de la tentation hagiographique – qui était au cœur du projet d’Amélie Lenormant, la nièce et fille adoptive de Juliette, dans Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Madame Récamier (1859-1860). Le sous-titre, “L’art de la séduction”, est d’ailleurs significatif : la blanche Juliette n’était-elle en réalité qu’une habile coquette ? Son charme légendaire procédait-il du naturel ou bien de l’artifice, voire de la manipulation ?

Le défi qu’affronte ici l’auteur est de taille : qu’ajouter à l’étude fondatrice d’Édouard Herriot   , à la délicate biographie de Françoise Wagener   , puis aux solides travaux menés autour de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2009 ?  

Les chapitres respectent un découpage chronologique assez classique qui était déjà celui choisi par Françoise Wagener. Pour résumer : l’enfance lyonnaise et l’ombre de la mère adorée ; la brillante vie mondaine sous le Directoire, après le mariage avec le banquier Récamier ; les amitiés célèbres et souvent passionnelles, dont la relation privilégiée avec Germaine de Staël qui lui donne accès au Groupe de Coppet ; la ruine et l’expérience de l’exil ; les amours pas toujours au beau fixe avec Chateaubriand ; enfin, les années à l’Abbaye-aux-Bois, au centre d’un salon politico-littéraire de première importance.

Deux points passionnent depuis toujours les biographes : la nature exacte du lien entre Juliette et Jacques-Rose Récamier, et la question de sa vie intime. Alors que le fait semblait désormais acquis, Catherine Decours conteste la thèse de la paternité biologique de Récamier (p. 26 sqq., p. 180-181, p. 187) : ses arguments sont tout à fait convaincants. Juliette Récamier, on le sait, évoluait dans la société postrévolutionnaire en “traînant tous les cœurs après soi” : Lucien-“Roméo” Bonaparte, Adrien et Mathieu de Montmorency, Prosper de Barante, Benjamin Constant, Pierre-Simon Ballanche, Jean-Jacques Ampère… La liste de ses soupirants platoniques (amoureux plus ou moins éperdus) est longue et prestigieuse. Certains, comme le prince Auguste de Prusse (que l’auteur “réhabilite”) et bien sûr François-René de Chateaubriand surent la troubler durablement. Le second forme avec elle un couple quasi mythique, pilier de la vie littéraire du XIXe siècle ; plusieurs chapitres lui sont consacrés, sorte de “biographie dans la biographie” – mais cela intervient après la parution de la monumentale (et peut-être définitive) étude de Jean-Claude Berchet   . Quant à la liaison avec Auguste de Staël, elle se trouve ici réévaluée : généralement présentée comme une simple toquade de jeune homme – qui provoque une brouille durable entre Mme Récamier et Mme de Staël –, elle aurait compté bien davantage pour la belle Juliette   .

Unanimement considérée comme un parangon de vertu, désincarnée en “ange” (un terme récurrent sous la plume de ses correspondants) et constamment sacralisée, Juliette Récamier n’était pourtant pas une sainte mais bien une femme de chair et de désirs. C’est précisément à la femme et non à la statue – la “dame sur le sofa”, dixit Mario Praz   – que s’intéresse ici Catherine Decours, d’où le choix de son titre (“Juliette” plutôt que “Madame” Récamier). L’auteur souhaite garder ses distances et procède de manière presque clinique, mais à l’instar de la majorité des autres biographes, fascinés par leur objet, elle se laisse in fine captiver par la “belle des belles” : la conclusion   est lyrique et semble loin des considérations sévères de l’avant-propos sur la coquetterie “effroyable”, “constante, méthodique et surtout impitoyable” de Juliette, dont le mariage blanc imposé “exigea des victimes expiatoires”   . Il est certain que, loin de l’image harmonieuse et souriante que l’on en retient généralement, Juliette Récamier fit beaucoup souffrir et souffrit elle-même : sa vie, “en dépit de son aspect lisse, discipliné et serein, fut une vie contrariée”   , une vie mélancolique et tissée de paradoxes. Comme le note Benjamin Constant   , “les anges aussi ont leur cruauté”… Narcissique, cet ange-là jouissait de son pouvoir sur autrui, “si agréable qu’il lui était impossible d’y renoncer” pour exister   .

Autour de son personnage central, l’auteur fait revivre avec talent et force détails savoureux la brillante galaxie mondaine et intellectuelle du premier XIXe siècle. La démarche est rigoureuse, servie par une grande finesse de jugement, un style élégant et un brin d’humour. Si les citations et autres anecdotes sont pour la plupart connues, quelques points problématiques sont soulevés : ainsi de l’identité du modèle du portrait de Gros, dont la biographe estime qu’il ne peut s’agir de Juliette Récamier   – cela avait pourtant fini par être admis.

Reste à discuter le choix du portrait de Gérard, en couverture de l’ouvrage. Chateaubriand notait qu’il manquait d’âme (ce que reprend d’ailleurs Catherine Decours, p. 96) : “Le portrait est le chef-d’œuvre de Gérard ; il est ravissant, mais il ne me plaît pas, parce que j’y reconnais les traits, sans reconnaître l’expression du modèle”   . Voilà donc le lecteur renvoyé à l’image, à l’apparence et au mystère, comme dans un éternel jeu de miroirs…