Un recueil d’hommages qui ressuscitent une pensée de l’homme toujours actuelle aussi bien qu’une ambition pour l’anthropologie. 

Claude Lévi-Strauss est sans aucun doute l'anthropologue le plus connu de France. Il est l'un des rares scientifiques à s'être fait connaître largement du grand public, et on peut sans doute affirmer sans trop prendre de risques que certaines des réflexions du maître sont aujourd'hui encore parfaitement d'actualité. Le quatrième de couverture précise d'ailleurs : "nous commençons à peine aujourd'hui à mettre en valeur ses réflexions sur la nature de la vie sociale, sur le destin des peuples [...]". L'analyse structurale est certes aujourd'hui dépassée (Philippe Descola fait un peu figure de résistant), et il semblerait que l'enseignement actuel du travail de Levi-Strauss au sein des écoles et universités le relègue d’ores et déjà dans le passé révolu d’une discipline qui en aurait reçu l’héritage aussi précieux que désuet ; mais ce que montre ce livre, c'est qu’au delà du structuralisme, Levi-Strauss était un penseur de l'Humain comme il y en a eu peu.

Publié en mars 2012, il reprend les contributions d'un colloque organisé par le Collège de France pour le centenaire de la naissance de Claude Levi-Strauss. On retrouve dans la liste d'auteurs plusieurs grands noms de l'anthropologie : Maurice Bloch, Daniel Fabre, Françoise Héritier, Carlo Sévéri mais aussi l'américain Marshall Sahlins. On pourra également lire le texte du Belge Luc de Heusch, son dernier selon toute évidence, puisque ce spécialiste des royautés sacrées nous a quitté quelques temps après Levi-Strauss. Tous ces textes sont autant d'hommages, souvent un peu autobiographique, au maître.

Le livre est d'autant plus le bienvenu qu'il propose une approche différente de ce qu'on peut déjà trouver ailleurs. Il ne s'agit pas de ré-expliquer le structuralisme, il ne s'agit pas de faire la biographie de Lévi-Strauss, il ne s'agit pas non plus de faire une synthèse exhaustive de ses travaux. Ce livre montre à quel point Levi-Strauss était, finalement, multiple. On lit chez Marshall Sahlins que lors d'une discussion en 1969, Levi-Strauss tord lui même le cou aux critiques qu'on a pu lui faire, en insistant sur le besoin d'étudier les sociétés dans toute leur contemporanéité   . Certes, l'approche reste structurale mais à cette époque, l'anthropologie "contemporaine" en était à ses balbutiements et il n'était pas rare qu'à la suite de son livre Le cru et le cuit, on fasse à Lévi-Strauss le reproche de nier l'histoire dans son travail. D'autres auteurs, Severi en tête, font remarquer que si l'anthropologue n'a jamais réellement pratiqué ce qu'on appelle aujourd'hui une "anthropologie de l'art", l'art était pourtant au cœur des préoccupations du professeur, comme le montre également son parcours au Nord-Ouest des Etats-Unis entre 1939 et 1944   où il sera littéralement obsédé par les artefacts des peuples autochtones de cette région.

Bien sûr, on retrouve également les thèmes "classiques" du philosophe-ethnologue. D'abord, les questions de parentés, autour des textes de Hamayon à propos de l'impact de Lévi-Strauss sur les études sibériennes, de Luc De Heusch sur le pouvoir en Afrique Centrale et de Françoise Héritier, qui plaide pour un retour des thèmes d'alliances et de parentés en anthropologie. Ensuite, le mythe, dans un texte relativement technique de Pierre Maranda. Si les idées développées dans ces interventions ne sont pas neuves, il n'est peut-être pas inutile, en 2012, soit près d'un demi siècle après leur première parution, de les rappeler.

Les textes les plus fascinants sont peut-être ceux de Claude Imbert et Maurice Bloch. Le premier, philosophe, revient sur l'apport épistémologique de Levi-Strauss. Si ce dernier est souvent décrit comme "le plus philosophe des ethnologues", ce n'est pas pour rien, et Imbert rappelle l'apport à la philosophie des "clés pour l'aménagement de nos prises de réel jamais totalement stables"   qu'amènent l'ethnologie, et qui parfois manquaient aux philosophes classiques. Maurice Bloch, fidèle à lui même, souligne la dimension cognitive et évolutionniste de l'approche Lévi-straussienne qui considère l'action mentale comme une activité   , en rappelant que si le maître, à la sortie de la seconde guerre mondiale, a choisi d'utiliser le terme "anthropologie", c'était bien pour céder à la tentation d'une compréhension totale de l'humain, rompant par là avec la modestie qui était la norme à l'époque et qui avait laissé tombé cet objectif ambitieux.

Lévi-Strauss, à la fois ethnographe de talent et anthropologue de génie, a réussi à articuler des singularités culturelles à des réflexions générales. Aujourd’hui, alors que bien peu assument cette ambition théorique presque abandonnée par l’anthropologie contemporaine, ce livre résonne ainsi comme une véritable invitation à relire Levi-Strauss et à dépasser, comme le note Bloch, la "grande statue immobile dans un jardin public"   qu'il peut représenter