Hanté par le spectre de la disparition prochaine des animaux, Jean-Christophe Bailly déploie une méditation philosophique et poétique pour en découdre avec ce qui, dans le langage et dans l'écriture, résiste à l'accueil des animaux.

Jean-Christophe Bailly s'intéresse à la question des animaux depuis un certain temps déjà, une bonne dizaine d'années. En 2007, il publiait chez Bayard Le versant animal, une méditation qui prenait pour prétexte (au sens fort d'un élément qui détermine l'écriture du texte, et non pas au sens faible d'une mauvaise excuse...) la rencontre avec un chevreuil. Dans son texte de 2007, Bailly faisait une grande part à l'image, à des images d'animaux (l'âne du Repos pendant la fuite en égypte de Caravage ; le chien de Un satyre penché sur une nymphe de Piero di cosimo ; l'étonnante photographie de Kafka et de son chien, le zèbre de Gilles Aillaud, Gilles Aillaud auquel rend un hommage appuyé dans le parti pris). Il s'agissait de reprendre ce qui se joue dans le face-à-face avec les animaux, avec pour fond la possibilité inquiétante d'une disparition prochaine des animaux sauvages, disparition que Bailly avait voulu mettre en scène comme départ volontaire des animaux de notre planète dans un spectacle   Sur le vif sur lequel il revient d'ailleurs dans le livre dont nous rendons compte ici   .

Le parti pris des animaux a toujours pour fond, pour arrière-plan cette inquiétude sourde, cette menace de disparition prochaine des animaux sauvages, de tous les animaux sauvages. Mais, alors que le texte de 2007 développait une esthétique de la présence des animaux, fondée sur des images, le parti pris engage une réflexion sur le langage, et l'écriture, sur la possibilité de faire place à ce sens en irruption (tel que Bailly veut en donner une idée en rapportant au début de son texte de 2007 l'expérience significative de la rencontre avec le chevreuil) dans la pensée("L'affect de la rencontre avec [les animaux] reste lié aux régimes de l'irruption, du suspens bref et de la fuite"   ).

L'idée forte du parti pris est que, si les animaux ne parlent pas, et si les faire parler relève de la fable (avec d'ailleurs la violence qu'il y a dans l'expression "faire parler"), ils ont néanmoins quelque chose à dire, et qu'écrire peut prendre pour dessein premier de faire une place à ce dire.

Le livre de Bailly se situe donc aux confins du langage, est une sorte d'expérience avec le langage. Jusqu'où est-il possible d'aller avec le langage et l'écriture ? Jusqu'où peut-on suivre les animaux, les "tracer", selon une image cynégétique que Bailly affectionne tout particulièrement, avec pour seul recours l'écriture, qui dans sa linéarité, sa visibilité semble, de prime abord, imperméable à l'accueil des animaux, qui cherchent la cache et l'invisible, qui sont tout de silence, qui sont rétifs à la géométrisation de leurs mouvements ?

Il faut se perdre dans ce recueil, afin d'accéder à l'expérience, qui n'est que dans la langue, des animaux, proposée par ce livre. Cependant, nous souhaiterions ici indiquer, en guise de critique (et ce au sens d'un développement de ce que nous avons pu discerner en lisant ce livre, sans que nous trouvions, par ailleurs, à redire), un fil de la pensée de Bailly, celui qui conduit à une épuration grammaticale qui doit donner à penser à tout animaliste : il faut revenir aux verbes, à l'infinitif. L'idée – qui se décline dans tous les essais de ce recueil, même si elle est davantage développé pour lui-même dans "les animaux sont des maîtres silencieux"   et "les animaux conjuguent les verbes en silence"   , qui propose une réflexion à partir du célèbre Traité sur l'origine des langues (1772) de Herder –, est la suivante : si nous voulons faire place à ce sens irruptif qui marque la présence des animaux sauvages, alors il faut se laisser aller à la manière dont cette irruption, ces lignes de fuite, ces traces, font sens, ce qui, pour nous qui écrivons et parlons, veut dire, fait grammaire, dans des verbes, "des verbes qui traversent le monde et qui passent devant et derrière nous, nous entourant comme dans un filet qui serait le chuintement ou la bande-son du sensible, chaque animal y jouant sa partition dans l'enchevêtrement latent de tous les autres"   .

Les verbes se donnent à voir dans ces mouvements. Ainsi, certaines pages de ce livre nous rendent à une modalité du visible, plus qu'à une tyrannie du dicible, si le dicible suppose une articulation qui est, nécessairement, un démembrement. Si les angoisses de Bailly sur la disparition prochaine des animaux résonnent certainement avec des préoccupations écologiques, c'est dans un débat avec l'écriture et la langue que Bailly s'engage. Il ne pose donc pas cette question dans les termes naturalistes habituels, mais dans des termes animalistes. La pensée de la variété, de l'immanence, permettant alors de repenser certains concepts importants (et, il faut bien le reconnaître, galvaudés) intervenant dans les discours concernés par la "nature", sans pour autant aboutir à la remise en cause, de ce qui, dans l'origine même de ce discours, empêche d'ouvrir le sens à la sphère de sens des animaux : "La biodiversité, ainsi qu'on l'appelle, est encore trop souvent pensée comme une nomenclature, c'est-à-dire comme une liste de biens, c'est-à-dire à peine pensée : alors qu'il faudrait l'envisager comme le support d'une grammaire générative de gestes et de rapports, de côtoiements et de fuites, comme une gigantesque parade de comportements et d'ouvertures."  

La tentative de Jean-Christophe Bailly doit être prise pour ce qu'elle est, dans sa singularité, dans sa subjectivité aussi. Cependant, on aurait tort de rester insensible à ce qui est finalement la leçon de cet ouvrage. Tant que nous avons encore la chance de rencontrer des animaux (et seuls les animaux sauvages sont l'occasion de telles rencontres), nous ne devons pas figer les animaux dans des instantanés, mais accueillir sincèrement et profondément cette irruption d'un sens autre, qui reste sans doute la seule possibilité de donner un autre sens à nos vies parmi les animaux