Dans un court et stimulant essai, Michel Agier interroge avec justesse l’évolution des campements urbains.  

 Depuis plusieurs décennies, l’anthropologue Michel Agier parcourt le monde, se concentrant plus spécifiquement ces dernières années sur les espaces de regroupement de personnes déplacées, qui se multiplient dans les périphéries d’une multitude de villes. C’est notamment à la lumière des connaissances développées sur ces camps et ces rassemblements spontanés qu’il questionne la condition urbaine. Il a notamment montré dans de précédents ouvrages comment les pratiques mises en œuvre par les habitants de ces camps participaient à leur donner du sens, à en faire des "brouillons de ville". Dans ce court essai, Michel Agier vise à poursuivre et affiner ces réflexions. Il s’agit notamment de préciser le type d’espace urbain que deviennent ces camps. À quelle forme urbaine peuvent donc mener ces regroupements contraints d’individus ? 

Face au durcissement de la fragmentation du monde, l’auteur postule notamment que nous assisterions à la production d’un vaste espace de relégation, un "tissu global d’espace locaux" composant un ghetto mondialisé. S’éloignant de la figure du ghetto nord-américain, l’auteur s’intéresse donc plutôt à ce vaste dispositif de camps et de zones d’attente qui s’élèvent sur les routes des réfugiés, en majorité dans les pays du sud mais également aux portes des villes européennes. Comme le mentionne l’auteur, le Haut Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés gère plus de trois cents camps dont plusieurs dépassent les 25000 habitants, principalement en Afrique et en Asie. De manière générale, il existerait plus d’un millier de camps bien établis dans lesquels vivent 12 millions de personnes dont le statut est le plus souvent incertain ; réfugiés reconnus ou non par les instances internationales, déplacés internes, migrants clandestins, demandeurs d’asile en attente d’une réponse, etc. Or, ces lieux ont en commun le fait de s’être développé sur la nécessité d’un refuge, d’un abri face à des contextes hostiles (guerre, violence, xénophobie ou racisme), et dans lesquels il n’existe ni hospitalité, ni politique d’accueil. C’est alors la permanence du refuge qui, selon l’auteur, ferait émerger le ghetto.

Michel Agier distingue clairement le refuge de l’asile, qui lui, ferait advenir la ville. Pensé comme la mise en œuvre institutionnelle de l’hospitalité, notamment à travers les politiques publiques, l’asile serait ce qui fait sortir les réfugiés du refuge et les intègrerait à la ville, instituée alors en espace de partage. L’hospitalité "favorise un partage de la ville comme espace commun, alors que le refuge est l’abri qu’on se crée soi-même à défaut d’hospitalité"   . Les ghettos, dans cette perspective, ne sont pas considérés en tant que parties de la ville, ni même comme des objets essentialisés, mais plutôt comme des "processus inédits de formation urbaine qui prennent racine dans des camps, des campements informels et toutes sortes de hors-lieux ayant fonction de refuge"  

Pour décrire l’exclusion dont ces regroupements font l’objet, Michel Agier s’inspire de la notion foucaldienne d’espaces hétérotopiques, "des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables"   . Ces camps bénéficient en effet d’une extraterritorialité, dans la mesure où les habitants de ces camps sont exclus de leurs lieux de vie d’origine mais aussi des lieux de vie locaux, à proximité desquels se situent les camps. Leur emplacement, souvent dans les marges, témoigne d’ailleurs de cette absence de citoyenneté territoriale, "ni l’État dont ils ont la nationalité, ni celui de leur exil ne leur garantissent l’exercice localisé d’une citoyenneté dans les lieux liminaires où ils se trouvent"   . Cette extraterritorialité et l’exclusion dont les camps font l’objet maintiennent ainsi leurs occupants à distance, les éloignant de l’asile et de l’intégration, et les regroupant en collectif sous l’attribution d’une identification liée à ces nouvelles catégories de parias, celle des clandestins, des réfugiés ou des ghettoisés. Ainsi, qu’il s’agisse des camps établis ou spontanés, la mise à l’écart de la territorialité et de la société dont ils font l’objet les inscrit comme archétypes de la figure du refuge.  

Or, face à l’enfermement dans ces camps, les individus doivent "donner un sens à ce refuge"   , doivent "remplir intérieurement" ces espaces. L’organisation sociale qui se développe dans les camps et dont l’auteur donne de multiples exemples, témoigne de leur évolution et de cette "construction rationnelle visant à donner sens et ordre au monde qui suit son cours de manière chaotique ou pour être précis, au chaos du monde"   . Il suffit notamment de se rendre en certains camps palestiniens ayant plusieurs décennies d’existence pour constater les relations sociales et politiques qui s’y sont développées ainsi que l’émergence d’une diversification socio-économique des activités et de revendications identitaires. C’est notamment ce mouvement que l’auteur décrit comme le passage de l’espace-refuge vers la forme du ghetto urbain. Selon lui, dès lors que le " hors-lieu ", cet assemblage de tentes et d’individus hétérogènes devient un lieu vécu, il s’apparenterait alors à la figure du ghetto, dans lequel s’est développé une "vie sociale et culturelle dans l’espace même de son confinement"   .  

À travers cet essai, l’auteur montre ainsi l’intérêt de ne pas s’arrêter au seul exceptionnalisme des camps, mais au contraire, à travers une ethnologie de ces lieux de vie, de "voir la politique ou la ville à l’œuvre, ne serait-ce qu’en ébauche et de forme éruptive, au cœur même des espaces d’exception"   . Sans essentialiser les différents camps qui parsèment le globe, il prend au contraire soin de décrire les processus en cours, et l’universalisation de cette nouvelle condition urbaine à laquelle ils réfèrent. La richesse des terrains d’étude, de la " jungle de calais " aux camps de réfugiés africains et palestiniens, en passant par les baraquements constitués à la frontière des villes latines, permet notamment à l’auteur de donner une force particulière à son argumentation. À l’heure où certains citadins mondialisés se déplacent de métropoles en métropoles à travers le globe sans se soucier de quelconques contraintes, d’autres sont bloqués dans des entre-deux, dans des territoires d’exil cloisonnés et non-reconnus, et desquels il devient difficile de s’échapper. En ce sens, ces camps constituent effectivement des ghettos, sur lesquels il devient important d’attirer l’attention. Et cet ouvrage constitue alors un vif plaidoyer pour intégrer d’urgence ces espaces à une réflexion plus globale sur nos sociétés contemporaines