Une étude diverse et approfondie des écrits de Victor Klemperer, témoin et spécialiste de l’aliénation du langage par le IIIe Reich.

Disparu en 1960, Victor Klemperer laisse à notre temps une expérience tout à fait unique et précieuse, puisqu’il fut le contemplateur inquiet et scrupuleux des manipulations de langage opérées par le Troisième Reich de 1933 à 1944. Ce philologue d’ascendance juive, converti au protestantisme en 1912, vécut lui-même les persécutions à l’égard des populations juives sur le territoire allemand. Il n’abandonna pourtant jamais ce qu’il considérait être l’œuvre de sa vie, le témoignage le plus important qu’il put encore diffuser, puis transmettre. Celui-ci prendra la forme d’un ouvrage majeur, Lingua Tertii Imperii, clé de compréhension des transformations du langage sous la coupe national-socialiste.

Son héritage est donc tout à fait comparable à celui laissé par Hannah Arendt quant à la compréhension des régimes totalitaires ; en réalité complémentaire, puisque c’est l’originalité et l’importance de cette perspective linguistique qui constitue la valeur essentielle de son œuvre. Cette même approche fait de Victor Klemperer, avec Jean-Pierre Faye, l’un des deux auteurs de référence sur la question des langages totalitaires.

C’est d’ailleurs avec un article de Jean-Pierre Faye, auteur de l’essai Langages totalitaires, que s’ouvre cet ouvrage collectif dirigé par Laurence Aubry et Béatrice Turpin, toutes deux maîtres de conférences respectivement aux universités de Cergy-Pontoise et de Perpignan. L’ambition de cette publication, de grande qualité, est d’aborder les nombreux aspects des rapports entre régimes totalitaires et langue, en se fondant sur les expériences, travaux et écrits de Klemperer. Son œuvre est ainsi fixée comme le point de référence des analyses, ce qui n’empêche pas qu’au détour de certains articles ne pointe une certaine démarche d’herméneutique à l’égard de ces mêmes textes ! La richesse de cet ouvrage tient d’ailleurs à la multiplicité des approches qu’il propose.

Une première partie est consacrée à une explicitation des concepts, à la fois nécessaire et bienvenue tant elle permet aux plus curieux des néophytes de se saisir des idées les plus importantes de la pensée de Klemperer. D’ailleurs, il serait injuste de ne parler que de pensée puisque c’est en réalité l’expérience vivace et bien réelle d’un homme confronté au totalitarisme qui est en réalité le moteur de la réflexion. Cette démarche empirique se manifeste dans ce journal tenu jour après jour par l’écrivain allemand, qu’il ne cesse de compléter à mesure que les mutations linguistiques s’affirment. Disparition du singulier au profit d’un pluriel collectif et omniprésent, effacement progressif du vocabulaire de la médiation et apparition d’une vulgate au service de la propagande dans tous les canaux de communication et dans toutes les sphères de la vie privée font partie des symptômes retenus pour décrire l’immersion d’une langue assujettie. On retiendra tout particulièrement l’excellent parallèle effectué, dans l’article de Béatrice Turpin, entre les critères de mobilisation de la foule par le discours définis par Gustave Le Bon et l’usage, en la matière, d’Adolf Hitler.

Cette prise en main du langage, réduit au banal statut d’outil politique, vient également servir une cause fondamentale pour l’appareil totalitaire, la violence et son apologie. Le terme d’apologie n’est d’ailleurs pas le plus approprié, tant la volonté manifeste est plutôt de normaliser la violence, de la faire entrer si profondément dans les mœurs qu’elle ne constitue plus une mesure de dernier recours ou d’exception. Ainsi, la place de l’argumentation est scrutée ; hier gage de la libre circulation de la parole et de la pensée, elle devient par le prisme totalitaire le prétexte vicié à l’adhésion uniforme à une doxa. Ainsi, la légitimation de la violence se fait par la détermination d’un Mal absolu, identifiable et présumé reconnu par tous. Cette simplification outrancière, que décrivait déjà George Bernanos comme un outil de coercition particulièrement vicieux, contribue à justifier l’usage systématique de la violence à l’endroit des tenants de ce Mal, passés du statut de contestataires à celui d’ennemis mortels.

Cette technique de la création d’un ennemi total, permise par les manipulations du langage, constitue un préliminaire à une véritable négation de l’individu. C’est désormais un tout collectif qui s’engage à éliminer un tout ennemi, et c’est sur ce postulat que repose la justification totalitaire des meurtres de masse. Ainsi, au détour de l’étude de nombreux exemples historiques, plusieurs auteurs dans cet ouvrage s’attachent à étudier ce phénomène dans d’autres circonstances que l’État nazi. Ces études comparées sont à la fois un prétexte à une “mise à jour” de la perspective de Klemperer, et une confirmation de sa pertinence globale : quel que soit le contexte, une altération du sens des mots, l’apparition de néologismes et le détournement de la rhétorique semblent inévitablement au rendez-vous des régimes politiques aux aspects totalitaires.

Cet ouvrage constitue une lecture tout à fait intéressante et complète sur la question. Le XXe siècle est traversé par un bouleversement du langage, et s’offrent ici des clés de compréhension quant à leur portée totalitaire ou non. Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de constater que la technique de l’amalgame, détaillée dans l’article de Roselyne Koren, ne s’est évidemment pas arrêtée à l’année 1945 ou même 1991, comme en témoignent les utilisations récurrentes et actuelles des qualificatifs de “facho”, “collabos” ou bien encore “bolchos” dans les anathèmes lancés d’un camp à l’autre. Ainsi, à l’heure de la surabondance des fameux éléments de langage dans le débat public, et au moment où la politique en tant que symbolique semble de nouveau perdre de son sens, voilà une lecture à-propos. Ne se contentant pas de se faire glossateurs de l’œuvre de Klemperer, les auteurs sollicités soupèsent sa pertinence dans d’autres contextes, et tâchent d’en éclaircir origines et conséquences. Voilà une ambition qui ne manque pas de hauteur de vue, et qui permet de repenser, nécessairement, la place de la rhétorique, du politique et de la parole dans une société qui se voudrait post-idéologique.