"Habiter" la ville nocturne : le futur citadin sera-t-il nyctalope ou saturé de lumières ? 

 Dans cet ouvrage, R. Narboni, ingénieur électronicien, concepteur lumière et expert en planification de l’éclairage urbain, s’intéresse à la ville éclairée dans son ensemble et à l’urbanisme nocturne. La ville la nuit s’est en effet modifiée en profondeur au cours des dernières décennies comme en témoignent les nuits festives et festivals en tout genre. Pourtant, si la ville nocturne fait l’objet d’études et intègre le champ politique   , la question de l’éclairage n’a que peu d’échos chez les citadins et reste peu abordée par les politiques publiques. La pensée sur l’éclairage se réduit d’ailleurs souvent à une pensée fonctionnaliste et sécuritaire et récemment plus écologique tandis que la ville nocturne est perçue comme une entité imposante qui doit divertir les touristes. 

Il s’agit alors pour l’auteur de fonder une "géo culture" de la lumière et de repenser l’éclairage de la ville en y intégrant toutes ses virtualités nocturnes psychologiques et physiologiques. Pour ce faire, il préconise de s’intéresser aux usages des habitants et des touristes, à la manière dont ces derniers s’approprient les villes, aux différents types d’ambiances que tel ou tel éclairage peut susciter. De là même pourra émerger un véritable débat public susceptible de faire de l’éclairage urbain une préoccupation politique car finalement notre paysage nocturne et son éclairage sont, à l’heure actuelle, déterminés arbitrairement par les bureaux d’études et les directions de marketing. 

Dans cette perspective, Narboni en profite d’abord pour nous inviter à re découvrir la ville de nuit. Dès le crépuscule, l’image mentale de la ville s’avère totalement différente de celle du jour : de nuit nous ne voyons que les devantures des boutiques, les lampadaires, les véhicules, les hauts lieux urbains illuminés ; la trame viaire de la ville est illisible, sa morphologie urbaine incompréhensible. Toutes les métropoles de nuit et de loin en tant que magmas de points lumineux se ressemblent. Alors que le renouvellement de l’éclairage public ne se fait que rarement, l’auteur déplore cette standardisation des images nocturnes et l’uniformisation du décor urbain éclairé qui en fait oublier la morphologie urbaine d’une ville, sa particularité. Or, la ville nocturne est un lieu d’échanges et de rencontres, sans cesse en mutation, qui a son propre rythme et sa propre culture et, qui en soi, se différencie de la ville diurne.

L’éclairage d’une ville peut donc souligner son caractère et sa culture. La culture des lumières locales, les usages nocturnes et la manière dont chacun s’approprie le territoire et les espaces publics peuvent apporter des clefs de lecture précieuses pour appréhender d’une manière plus spécifique l’éclairage de chaque ville et ses originalités. Or, l’urbanisme lumière est récent ; le premier schéma directeur d’aménagement lumière date de 1988. De plus en plus, celui-ci se dessine autour de deux courants : une illumination du patrimoine et un éclairage important   ou un développement des ambiances lumineuses – qui est préféré par l’auteur. Il souligne qu’il faut aussi prendre en compte de nouveaux éléments : la maintenance, la question des éclairages plus écologiques mais qui durent de moins en moins longtemps, l’évolution des goûts des touristes avides de mise en scène nocturne mais aussi des riverains.

Par la suite, Roger Narboni questionne la future ville nocturne en penchant pour deux hypothèses : une disparition de la ville la nuit avec un éclairage artificiel continu ou " l’invention de nouvelles manières d’éclairer qui respectent l’obscurité ". Il en revient ainsi à son credo : l’éclairage urbain ne doit pas se résumer à une approche systématique d’illumination qui serait continue dans l'espace et dans le temps mais doit aussi procéder à une stratégie d'éclairage ciblé. Il s’interroge également sur les enjeux de demain. Éduquer les citoyens et les élus sur l’éclairage public et ses problématiques techniques mais aussi concilier les atmosphères lumineuses de proximité et les illuminations clinquantes pour les touristes, articuler créativité et originalité de l'éclairage avec des contraintes énergétiques et économiques. 

Enfin, à travers vingt-trois exemples "de cartes postales nocturnes", issues de ses voyages professionnels ou touristiques, Roger Narboni fait le portrait de grandes villes nocturnes et de leur luminosité en y apportant son avis, son regard d’expert, ses propositions, ses réalisations et ses projets d’aménagement. Sont évoqués de manière subjective : Paris, la ville lumière, ses lanternes, son patrimoine et ses berges éclairées, Berlin la ville sombre à "la douce noirceur ambiante"   , Lyon, sa fête des lumières et sa surexposition lumineuse, Las Vegas, la ville qui n’existe que la nuit et se dématérialise le jour, la vieille ville de Jérusalem et son éclairage qui ne rehausse pas à sa juste valeur la grandeur de la cité et sa culture de la lumière immémoriale, Tokyo et son paysage nocturne commercial criard qui se réinvente de plus en plus   , Istanbul et sa muséification, New York, l’archétype de la ville nocturne, la vieille ville de Sanaa et l’architecture traditionnelle yéménite qui révèle un savoir-faire de la lumière naturelle, Rio de Janeiro et son image paradisiaque de la baie mais qui doit repenser l’éclairage des favelas, Rekjavik en avance sur son temps en raison de son éclairage discret et sobre, Moscou et Bucarest et la pauvreté des éclairages qui illuminent de manière kitsch la place Rouge ou le palais de Ceascecu, Bamako et les Concepteurs Lumière Sans Frontières qui veulent rénover l'éclairage public, ou Valparaiso qui, selon lui, devrait être classé patrimoine nocturne de l’humanité…

Ainsi, au fil de cet ouvrage, Roger Narboni imagine des alternatives, évoque des possibles, s’invente visionnaire de la "ville nocturne-ville lumière", nous donne son avis d’expert en insistant (peut-être un peu trop) sur les réalisations accomplies par son bureau d’études mais aussi son avis de simple citadin : il privilégie l’illumination locale à l’éclairage systématique et uniforme et préfère les silences de lumières et les parts d’ombres d’une ville aux éclairages assourdissants