Le regard de l'anthropologue se porte sur le monde global qui se constitue sous nos yeux moins pour en dresser la science que pour nous aider à distancier nos regards.  

L'auteur est assez connu pour qu'on ne reprenne pas ici des considérations générales sur son œuvre trouvables partout. Ethnologue (en Côte d'Ivoire), anthropologue, mais aussi, dans sa propre société, ethnologue dans le métro (et non pas du métro), il reprend ici la même veine exploratoire : il ne se fait pas anthropologue de la mondialisation, mais il explore en anthropologue les grands phénomènes du monde global auxquels il est urgent de s'intéresser.

L'auteur dessine d'emblée la condition essentielle à partir de laquelle il s'est interrogé sur sa discipline et sur le monde dans lequel nous vivons. Traditionnellement, il est vrai, on distinguait le métier d'ethnologue et celui d'anthropologue par le rapport entre la partie et le tout. L'ethnologue pratiquait une observation locale, l'anthropologue adoptait un point de vue général et comparatif. Mais les conditions de l'existence contemporaine et celles de la pensée changent. Les phénomènes liés à la mondialisation ne peuvent être ignorés, ce qui ne signifie pas qu'ils doivent être légitimés, sans attention. Il n'en reste pas moins vrai aussi que l'anthropologue, désormais, fait partie de ceux qu'il observe, et devient, de ce fait, son propre indigène ; et que les phénomènes à étudier sont pris dans des interférences que l'on ne saurait ignorer. En un mot, "jamais un regard anthropologique critique n'a été si nécessaire qu'aujourd'hui ; jamais non plus ce droit de regard n'a été si difficile à exercer, tant les critères du naturel et de l'évidence ont bougé".

Néanmoins, afin de se lancer dans cette exploration, l'auteur décide d'évoquer son itinéraire. L'expérience historique accumulée lui semble devoir lui laisser une certaine latitude pour tirer des conséquences d'un certain nombre de changements. De là un sommaire divisé ainsi : une première partie s'intéresse à l'ethnologie et à l'anthropologie, c'est la partie la plus rétrospective, par rapport à la carrière de Marc Augé. Elle est suivie d'une réflexion sur l'espace, et sur la planète en mouvement. Cet ensemble se prolonge dans une mise au point sur le temps, avant que l'ouvrage ne s'achève sur une profession de foi de l'anthropologue de notre époque : "L'anthropologie sert d'abord à réfuter et à combattre tous ceux qui, au terme d'une lecture sauvage des ethnologues, encensent ou fustigent les différences culturelles, en oubliant dans les deux cas que les différences ne sont pas respectables en tant que telles, mais en tant qu'elles sont relatives et, dans cette mesure, susceptibles de dépassement"   .

Le premier chapitre établit la distance qui sépare sans aucun doute l'anthropologue d'aujourd'hui de l'anthropologue d'hier engagé dans un environnement intellectuel au sein duquel on polémiquait sur les sens à donner à la notion de "science sociale". A cette occasion, Augé raconte ses premiers pas de chercheur en Afrique (en Côte d'Ivoire, encore une fois), sa pénétration dans des rapports sociaux inédits. Il insiste non seulement sur la position de l'anthropologue, mais aussi sur les procédures scientifiques mises en œuvres, telles celle de l'attention flottante, par exemple. Laquelle oblige à préciser que, dans les conditions de l'époque, le chercheur est souvent soupçonné d'être un agent des autorités coloniales, nationales, gouvernementales ou patronales, selon le contexte. Il faut donc apprendre à se faire admettre. Et parfois finir par accepter de changer son angle de vue. "A l'époque, écrit Augé, je m'appliquais plutôt à identifier des modes de production susceptibles de se combiner dans une formation sociale ; la conceptualisation d'Althusser s'appliquait d'ailleurs facilement à la réalité du groupe" étudié. Mais "les interlocuteurs m'imposèrent vite un autre langage, et un détour par ce que je persistais à appeler « les superstructures". Le chercheur doit se laisser surprendre, et avoir la sagesse de suivre le mouvement, voir et entendre. C'est ainsi que l'articulation du système religieux et du système lignagier montre sa prééminence sur les relations économiques, dont le marxisme avait fait "la domination en dernière instance".

Le propos va encore plus loin puisqu'il permet à Augé de nous replonger dans les difficultés théoriques de l'époque, notamment les oppositions entre les structuralistes et les tenants de la tradition du lignage dans l'interprétation des cultures, et en particulier des phénomènes de sorcellerie. C'est donc par ces analyses des rapports entre filiation et alliance que des enseignements de plus en plus féconds se constituent. Entre autres choses ainsi expliquées, il devenait possible de comprendre une partie de l'histoire des échanges dans un cadre historique donné. Et plus encore, puisque la relation faite par Augé montre bien comment les relations de pouvoir se greffent ou enrichissent les relations d'échanges dans les sociétés.

Et le chercheur de préciser : "le système de rapports de filiation et d'alliance était donc bien éloigné de ce qu'impliquait en apparence la théorie". A quoi s'ajoute que l'on pouvait aussi découvrir que la traite transatlantique "n'a été que le prolongement d'un système préexistant". De là la conclusion : "l'anthropologie fournit, on le voit, un instrument d'analyse critique de la société qui permet, au-delà des mots et des préjugés de toutes sortes, de mieux saisir le fonctionnement réel des rapports sociaux". La première utilité de l'anthropologue "tient donc à l'exactitude avec laquelle il parvient à rendre compte de l'organisation symbolique d'un ensemble social", sachant toutefois qu'un ensemble de représentations du monde ne constitue pas un traité de philosophie, mais "repose sur une série d'observations empiriques et de mises en relation cohérentes qui, récapitulées par un observateur extérieur, peuvent apparaître comme faisant système alors que dans la vie courante elles ne sont évoquées qu'à l'occasion d'événements ponctuels et que leur systématicité reste virtuelle".

Augé précise alors que le concept de « culture » a par conséquent du être réévalué. "Culture " n'équivaut pas à un simple ensemble de représentations. Une culture représente et fonctionne simultanément. Elle ordonne et se déploie comme une "idéo-logique". La propriété des rapports qui articulent une culture est qu'ils fonctionnent sans pour autant constituer un discours total et achevé. Ils sont toujours entendus d'abord comme "normatifs et prescriptifs". Et ces normes sont commandées en dernier ressort par des prescriptions et des interdits de diverses natures. Parmi eux, par exemple, la logique des humeurs du corps, dont on trouve aussi des traces dans notre culture.

De ces travaux, Augé tire un premier bilan conceptuel, par ailleurs déposé dans les ouvrages précédents celui-ci. Mais il revient ici sur un point : les cultures se ressemblent par les questions qu'elles posent, non par les réponses qu'elles fournissent, même si concrètement nous ne sommes confrontés qu'aux réponses. Le fond de ces questions, c'était les rapports espace/identité, identité/altérité, temps/identité, vie/mort, et aussi la question des pouvoirs des uns sur les autres. Mais cela n'est pas sans conduire aussi à des considérations pessimistes sur les cultures qui disparaissent.

Plus largement, il tire un bilan des capacités explicatives de l'anthropologie pour les figures contemporaines de la réflexion. Ce que fait l'anthropologue, finalement, c'est de proposer sa lecture techniques des situations afin d'aider à les comprendre sous tous leurs aspects et dans toutes leurs dimensions, notamment par rapport aux critères de référence que sont "la filiation et, plus généralement, l'inscription dans le temps, l'alliance et, plus généralement, l'inscription dans le corps social, la génération et, plus généralement, les solidarités liées à l'âge, enfin la résidence et, plus généralement, l'inscription dans l'espace". Faut-il saisir dans cette succession de "plus généralement" l'idée d'un système d'emboîtement passant du particulier au général ? C'est possible. Disons en tout cas, que cela détermine au moins les série des chapitres qui conduit à la conclusion.

De l'espace, d'ailleurs, dont il est question maintenant, comme du temps, qui sera examiné par la suite, nous ne pouvons tout retenir. Augé rappelle d'emblée que espace et temps, qui furent chez les philosophes tantôt une chose tantôt une autre, sont à la fois l'objet et la matière de l'activité symbolique, pour l'anthropologue. Et curieusement, on emprunte à ces catégories les éléments grâce auxquels on les ordonne : le haut et le bas, le proche et le lointain, la limite et le croisement, mais aussi, concernant le temps, le passé et le futur, le retour et la répétition, le début et la fin.

Une remarque concernant l'espace. L'anthropologue nous conduit dans un beau parcours de l'espace à travers les notions de paysage, de nuit, de paysage urbain, ... mais c'est pour mieux souligner que l'espace est aussi relié à la question de la nature. Or, la nature est un objet symbolique. Nous savons bien "que dans n'importe quelle société, l'ordre social et culturel commande la relation à la nature, que nommer, c'est classer, qu'une solitude absolue est impensable, que toute identité se définit par rapport à une altérité, et que le même et l'autre" sont étroitement reliés dans le temps et dans l'espace.

Augé rend claire simultanément l'idée selon laquelle l'anthropologie facilite la remise en question des stéréotypes. Et certainement des stéréotypes de nos sociétés, moins vis-à-vis des autres, que relativement à elles-mêmes. Dans les stéréotypes les plus répandus, concernant l'espace, le lieu est "présenté comme forme achevée du bonheur et de la réalisation de soi" (la maison, la félicité, le refuge). Il est même érigé en doctrine politique, puisque le rejet de l'étranger est une fonction de la double conception et du lieu et de l'enracinement prétendument "naturel" dans un lieu. Et certes, les images de la sédentarité heureuse sont souvent conçues pour conjurer la peur de la solitude et de la mort. Comme elles fonctionnent sur le mode de l'exclusion. Elles conditionnent non moins notre manière de voyager, et notre rapport aux autres.

Le lecteur se souvient certainement d'une publication antérieure de l'auteur, ouvrant à une distinction entre les "lieux" et les "non-lieux". Rappelons-en la substance. Augé appelle "lieu" un espace sur lequel on peut lire aisément les relations sociales, du fait, notamment, des règles de résidence. Il déclare "non-lieu" les espaces sur lesquels cette lecture n'est pas immédiatement possible (par exemple un supermarché ou un aéroport). Encore, l'auteur revient-il sur la question, comme en une sorte de bilan de ses travaux et de leur diffusion, pour souligner que, contrairement à de nombreuses retranscriptions un peu mécaniques de son propos, il n'existe pas de non-lieu absolu : "la notion de non-lieu en général est ambivalente et susceptible à la fois d'un repérage empirique et d'une définition théorique à laquelle nulle réalité ne correspond intégralement".

Mais sans doute plus précisément encore, l'auteur sent bien la nécessité de revenir sur ces questions à partir de la perspective de la mondialisation. Nous sommes désormais obligés de repenser le local. Les modifications imposées par les communications, par les TIC, par les moyens de faciliter la vie et les tâches à accomplir, poussent à repenser la ville, ainsi que le logement. Et Augé de nous signaler que "la ville n'est pas un archipel". La preuve ? Ainsi considérée, jadis, la ville est devenue invivable. "On a négligé la nécessité de la relation sociale et du contact avec l'extérieur". Il n'en reste pas moins vrai que la ville fait partie intégrante de sa réflexion, Y compris dans son "stade actuel", puisque nous sentons arriver ce jour où la planète se présentera comme un ensemble urbain unique et achevé. "Nous commençons aujourd'hui à la percevoir ainsi". Au demeurant, Augé se réclame plutôt des travaux de Paul Virilio sur cette question que de ceux (plus actuels) de Michel Lussault.

Pour changer de terrain d'analyse, l'auteur s'intéresse ensuite aux peurs de l'avenir qui caractérisent non seulement nos sociétés, mais surtout les mentalités dans des sociétés de consommation qui se "sentent" menacées. Par quoi ? Par les mouvements de population, par les migrations, par l'obligation sans doute aussi de partager. Mais si, en ce point, les analyses de Marc Augé demeurent très classiques, elles n'en ont pas moins le mérite de rappeler : d'une part que les populations humaines ont toujours été en mouvement, d'autant que l'origine de l'homme se confond avec un effort incessant pour maîtriser l'espace en l'aménageant, mais aussi en s'y déplaçant. D'autre part que l'enracinement et l'immobilité sont certes des thèmes de réflexion, voire des thèmes politiques, mais ils ne recouvrent pas la réalité humaine. Et justement, le mouvement est facteur de découverte de l'altérité, dont il résulte que "il n'y a pas d'identité sans altérité, sans relation, une relation qui n'est en aucun cas exclusivement économique". Nul individu humain ne peut vivre isolé, encore moins se concevoir isolé, car la relation à autrui est essentielle à la définition et à la perception de l'identité individuelle. Dès lors, avance Augé, les migrants sont les héros des temps modernes : leur aventure "prouve que l'on peut rompre avec les attaches du territoire et du terroir, s'affranchir des cultures enracinées et se lancer dans une aventure purement individuelle".

Lorsqu'il souhaite déboucher sur la question du temps, Augé en passe par une relation tout à fait suggestive : celle des non-lieux et du temps. Il existe bien des temps morts de la vie sociale qui, pour partie, ont pour objectif de permettre à chacun de reprendre son souffle. Mais ce n'est pas le même problème, concernant les non-lieux. D'autant que le non-lieu des uns peut être le lieu des autres. Ainsi en va-t-il de l'avion qui est le lieu de travail de l'hôtesse de l'air et du steward, mais un non-lieu pour les passagers. Il se situe donc à la rencontre du temps de travail des uns et du temps mort des autres.

Ainsi entré dans la question du temps, il peut s'aventurer dans les nombreuses dimensions du temps humain et du temps social : anthropologie de la solitude dans nos sociétés, du tourisme et de l'attitude qui consiste, en faisant les "morts sur le sable", à s'efforcer avant tout de ne pas voir l'histoire des autres pour continuer à ignorer qu'elle est aussi la sienne. Anthropologie aussi de la coexistence des temps, de la difficile conjonction des emplois du temps, des activités rituelles, changement d'échelle qui affecte l'histoire des humains, phénomènes de répétition, ...

L'examen, qui par ailleurs pourrait ne jamais s'achever, trouve sa synthèse dans un dernier chapitre consacré à la question des droits de l'homme. La question est débattue depuis longtemps. Les Déclarations des droits de l'homme sont-elles réductibles à un type de culture, se niant alors en même temps qu'elles se proclament ? Et surtout, sont-elles l'apanage d'un pays ou d'une culture en particulier, même si, rappelle l'auteur, la Déclaration des droits (celle de 1789) est datée et historiquement attachée à la Révolution française ? Sur ce plan la conception de l'anthropologue est certainement moins riche que pour les thèmes précédents, ne serait-ce que parce que cette veine à été plus fouillée par les philosophes depuis 1789 (Hegel, Marx, Freud, Arendt, ...).

Convient-il de conclure ? Certainement pas. L'intérêt de l'ouvrage résidant dans la mise en œuvre du regard de l'anthropologue sur nos sociétés, nous ne pouvons que nous rallier à une lecture qui oblige le lecteur, page par page, à l'interroger sur des phénomènes qu'il ne cesse, pour une bonne partie, de prendre pour "naturels"