Un ouvrage qui part en guerre contre les idées reçues sur les services de renseignements.

Pendant des décennies, la littérature francophone consacrée aux services de renseignement s'est complu à conter les nombreuses turpitudes de ses agents ou à individualiser les affaires pour faire ressortir les personnalités les plus aventureuses. C'est d'autant plus paradoxal que la France fut l'un des premiers pays à se doter d'un service de renseignement extérieur permanent (1856) et su nourrir des études théoriques florissantes sur le sujet jusqu'en 1896. Aujourd'hui, les essais de bonne facture font leur retour sur les étals des libraires. Il est diffusé des réflexions académiques et journalistiques de qualité sur l'histoire des services de renseignement ou leur organisation. Une production qui suscite aussi des ouvrages de vulgarisation, pour lever dans l'opinion publique les malentendus qui persistent   ). Gérald Arboit, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), s'y emploie à sa manière et avec pédagogie.

Sans effet de manche, G. Arboit a entrepris une véritable opération de démystification. Oui : les services secrets sont des administrations publiques. Oui, à l'heure d'Internet, on a besoin d'espions. Non, le renseignement ne s'obtient pas par la torture. Le style est direct. Les chapitres courts et documentés. Bien évidemment, l'empathie pour les structures de sécurité et de renseignement, les femmes et les hommes qui les composent, est là. Elle affleure même à chaque chapitre. Un pathos qui entraîne parfois l'auteur passionné un peu au-delà de l'indispensable, notamment, quand il affirme que le monde du renseignement n'est pas plus secret que celui dans lequel évolue un journaliste ou un historien. Ce genre d'exagération ne doit pas nous détourner pour autant d'un livre d'une très grande actualité.

Les constats énoncés sont particulièrement en phase avec les débats d'experts notamment ceux qui animent la Commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ou encore la commission parlementaire sur le cadre juridique des services de renseignement, pilotée par Jean-Jacques Urvoas. Fort à propos, l'historien français souligne les aspirations d'une communauté du renseignement à un renforcement du contrôle parlementaire de leur action mais également ses attentes d'une meilleure protection juridique des agents. Le jugement est tout aussi circonstancié à l'évocation du rôle du Coordonnateur national du renseignement (CNR) institué par la réforme de 2009. Le CNR est devenu un homme clé. Il doit ordonnancer les synergies afin de faciliter les coopérations inter-agences. Il s'agit mobiliser les compétences, les ressources analytiques et opérationnelles de façon optimale. Un objectif manifestement recherché par F. Hollande lui même, si l'on en croit un communiqué de l'Élysée du 17 avril. A l'occasion de la remise du rapport annuel de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR), le président de la République a en effet annoncé qu'il confiait au Coordonnateur national du renseignement la tâche de préparer une "stratégie nationale du renseignement" et que celle-ci serait communiquée à la DPR et rendue publique pour partie. Une transparence nouvelle ! Elle vise à n'en pas douter à donner plus de légitimité aux services de renseignement et aux tâches qu'ils sont chargées d'effectuer.

Les enjeux d'aujourd'hui ne sont pas seulement d'ordre légaux même si une loi cadre sur le renseignement ne serait pas totalement superflue. De manière incidente, G. Arboit pose des problématiques parmi les plus sensibles en cette période de vaches maigres budgétaires. Par exemple, comment organiser la mutualisation des moyens des services de renseignement et le partage des coûts des investissements les plus lourds ? A l'échelon national, les tensions entre les services ne sont effectivement pas seulement des questions d'égo et d'influence. Quant à l'échelle internationale, comment faire émerger une communauté européenne du renseignement à partir des embryons bureaucratiques créés depuis une petite dizaine d'années : le Centre de situation conjoint (SitCen), le Coordinateur de la lutte anti-terroriste, le Centre satellitaire de Torrejon ou encore la cellule d'analyse et de recueil du renseignement rattachée au Service européen d'action extérieur. Voilà des questions auxquelles pourraient s'intéresser utilement le Conseil européen de décembre 2013, le premier dans l'histoire à être pleinement consacré aux questions de défense.

Au-delà des questions institutionnelles d'avenir et derrière un questionnement didactique, Gérald Arboit ouvre tout un champ d'interrogations dans lequel on espère d'autres essayistes s'engouffreront. Les problématiques esquissées sont en effet autant de défis nouveaux que divers pour notre démocratie et la place des services de renseignement en son sein. Sans en faire la liste exhaustive, comment ne pas s'interroger sur la féminisation des emplois; l'amélioration de la qualité des évaluations proposées aux décideurs; la réduction des lourdeurs administratives; les modes d'orientation et l'activation des recherches secrètes, humaines ou techniques, par les ministères y compris ceux qui n'exercent aucune tutelle sur un service de la communauté du renseignement; la nécessité de limiter le recrutement des informateurs "sales", autrement dit les personnes impliquées dans des activités criminelles voire terroristes; l'intérêt à distinguer organiquement les services d'analyses de ceux qui procèdent aux opérations clandestines et secrètes à l'instar des modes d'organisation américain ou britannique; le périmètre et les modalités de la diplomatie "secrète" des services de renseignement, sans même parler de la place centrale de l'antiterroriste dont chacun sait pourtant qu'il ne peut résumer à lui seul une politique du renseignement ?