Une synthèse claire et précise du marxisme qui, en raison de quelques impasses, ne parvient cependant pas à rendre compte de sa pleine actualité.

La crise économique actuelle, en ce qu’elle semble avoir encore de beaux jours devant elle, donne une résonnance singulière au dernier ouvrage d’Yvon Quiniou, Retour à Marx   . L’auteur, agrégé de philosophie et membre des rédactions d’Actuel Marx et de La Pensée, a déjà publié pléthore d’ouvrages sur la science politique, la morale et le matérialisme. Cet "essai politique résolument engagé" fait l’apologie d’une société post-capitaliste au moyen d’une remarquable synthèse de la pensée marxiste et d’une mise en perspective empreinte d’un style clair et accessible. Le livre s’appuie sur de nombreux textes de Marx, au prix de quelques coups dirigés à l’encontre de penseurs contemporains "à la mode" tels Alain Badiou et Slavoj Žižek, en raison de leurs travaux qui "sont déconnectés des luttes et des rapports de forces politiques", ou encore Jacques Rancière en ce qu’il prône l’abstention dans le cadre du régime politique actuel.

L’ouvrage rend raison de la succession des modes de production telle que l’avait élaborée le théoricien de la macro-histoire que fut Marx, succession à laquelle préside une conception matérialiste de l’organisation de la société et de son développement temporel. Au sein de la société, le natif de Trèves distingue d’une part sa base économique où se développe la production matérielle avec ses forces productives toujours historiquement déterminées ; d’autre part sa superstructure juridique et politique auxquelles correspondent des "formes de consciences sociales déterminées" : une société ne pourra fonctionner durablement que pour autant qu’il existe une correspondance entre l’état de ses forces productives et celui de ses rapports sociaux de production. Or, telle est la thèse principale qu’Yvon Quiniou reprend, il viendra inévitablement un moment où le développement technique de la production, avec les concentrations d’entreprises qui s’en suivent, entraînera une socialisation telle que le caractère privé de la propriété des forces productives deviendra un obstacle objectif à leur développement – c’est ainsi que Marx expliqua la victoire du capitalisme sur la féodalité.
 
A la suite de ce rappel des grandes lignes de l’heuristique marxiste, l’auteur évoque quatre grandes conditions du communisme selon Marx.

Le communisme n’est historiquement possible qu’à partir du capitalisme développé. La chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat "sont également inévitables" comme le dit Marx dans la mesure où "le travail industriel moderne, l’asservissement moderne au capital, aussi bien en Angleterre qu’en France, en Amérique qu’en Allemagne, ont dépouillé le prolétaire de tout caractère national" ; et c’est bien à "l’exploitation du marché mondial" que nous avons déjà affaire au XIXe siècle, exploitation grâce à laquelle "la bourgeoisie envahit le globe entier" et "donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays".

En outre, certaines conditions économiques sont nécessaires. "Le système bourgeois est trop étroit pour les richesses qu’il crée" du fait de la discordance entre mode et rapports de production. Si le capitalisme connaît inévitablement des "crises commerciales" aboutissant à la recherche de nouveaux marchés, conduisant elle-même à des phases d’expansion et de récession, Marx évoque cependant à de maintes reprises la "grande influence civilisatrice du Capital", notion recouvrant notamment la conscience de classe et l’éducation progressive du prolétariat.

Quant aux conditions sociales, elles consistent surtout en la constitution d’une masse de prolétaires liés directement ou indirectement à la grande industrie, masse appelée à devenir "immensément majoritaire" en raison du "mécanisme d’extorsion de la plus-value" que l’ouvrage explicite trop peu – mécanisme qui consiste en une substitution progressive du capital variable (le travail) par le capital fixe (principalement les machines), ce qui permet de constituer une "armée de réserve" (les chômeurs) dont peuvent arguer les capitalistes afin de faire pression à la baisse sur les salaires. Ce constat donne toute sa légitimité démocratique au communisme, "le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité". Cependant, l’histoire n’infirme-t-elle pas cette prédiction, en considération du faible nombre de prolétaires en Europe à l’heure actuelle – prolétaires définis comme travailleurs possédant seulement leur force de travail et qui, en échange d’un salaire, produisent de la richesse mais n’en reçoivent qu’une faible part correspondant à celle qui est nécessaire à la reproduction de leur force de travail ? Yvon Quiniou contourne cette difficulté en étendant cette notion à "l’économie de services" qui, en engageant une partie du capital fixe dont a besoin la production, permet aux salariés de le valoriser. S’opère un glissement sémantique : la seule force de travail pouvant être intellectuelle, la quasi-totalité du salariat peut être assimilée au prolétariat.

Enfin, la condition politique principale est la constitution d’un mouvement autonome en tant que "parti communiste", notion qui, loin de cliver le peuple, recouvre la "fraction la plus résolue" des partis ouvriers, ainsi que la fraction la plus éclairée intellectuellement du prolétariat. Marx indique dans divers textes que la classe ouvrière s’éduque progressivement du fait, à la fois, du mouvement de la civilisation, des conquêtes de la lutte de classe en matière d’éducation ou d’instruction et, politiquement cette fois-ci, au travers de cette même lutte de classe quand elle s’organise et acquiert une intelligence théorique des enjeux historiques. Le prolétariat doit s’organiser en classe dominante en s’emparant de l’Etat et procéder à "une intervention despotique dans le droit de propriété et les rapports de production bourgeois", il abolira ceux-ci "par la violence". Le modèle communiste se veut démocratique – tel fut celui de la Commune de Paris, que Marx a longuement étudié. Engels, dans l’introduction à l’édition posthume de l’ouvrage de Marx, Les luttes des classes en France, affirmera à cet effet que le suffrage universel doit cesser d’être considéré comme un "instrument de duperie", ce qu’il a été longtemps, et être traité désormais comme un réel "instrument d’émancipation".

L’ouvrage revient enfin sur deux objections communément faites au libéralisme. En premier lieu, en réponse à l’échec des régimes de type soviétique, l’auteur rappelle d’une part que la révolution ne s’est pas produite là où elle devait se produire selon Marx – dans les pays capitalistes développés –, mais là où elle ne devait pas se produire, dans un pays sous-développé, la Russie, puis la Chine ; d’autre part que la dictature stalinienne n’est aucunement commensurable avec les principes de démocratie énoncés par Marx, qui était notamment contre la peine de mort. L’échec économique sur le long terme de l’U.R.S.S. est en cela dû à l’omniprésence de l’Etat, sans participation véritable de ceux qu’elle concernait pourtant, puisque les syndicats y avaient perdu toute autonomie contestatrice - "le socialisme, c’est quand les moyens de production sont la propriété de la société, et non d’une bureaucratie", résume Quiniou.  Viennent ensuite des développements adjacents de grande acuité à propos du succès de "l’imposture sémantique" que constitua la révérence vis-à-vis du régime soviétique prétendument "communiste", à l’appui de la distinction établie par Freud entre l’erreur, concept gnoséologique, et l’illusion, "représentation imaginaire du réel dans laquelle nous projetons un désir en lui donnant une satisfaction hallucinatoire et en déformant l’image de ce même réel".

Enfin, l’ouvrage revient sur l’alternative social-démocrate, en rappelant tout d’abord ses forts points de convergence avec la pensée communiste – Jean Jaurès, au fil de sa carrière, a évolué vers l’apologie de l’appropriation collective de l’économie, donc du communisme ; et lorsqu’au cours du congrès de Tours, la S.F.I.O. s’est séparée du nouveau Parti communiste, elle avait cependant gardé comme référence doctrinale le marxisme, incluant la dictature du prolétariat dont Léon Blum était partisan. Seuls alors le rapport à l’U.R.S.S. et les conditions de l’adhésion à la Troisième Internationale en avaient provoqué la rupture. Or, progressivement, à cet objectif de "révolutionner" le capitalisme par une série de réformes, s’est substitué un étiolement des acquis sociaux du XXe siècle, en particulier au travers des réformes Hartz en Allemagne et du blairisme au Royaume-Uni sous l’influence du sociologue Anthony Giddens. La fin de la menace soviétique et le développement plein et entier de la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs délient le capital de toute nécessité de compromis avec le travail. Le "social-libéralisme" ne consiste plus qu’en un accompagnement plus humain du capitalisme.

En dépit de la conclusion d’Yvon Quiniou – "l’histoire n’a rien tranché quant à la possibilité objective du communisme" –, l’ouvrage élude certaines objections théoriques importantes faites au marxisme.

Tout d’abord, si Marx précise que "l’histoire ne fait rien", que ce sont les hommes qui la font, quand bien même cela est toujours le cas dans des conditions données qui pèsent sur eux, faut-il attendre que les "conditions de la révolution" soient réunies pour agir, ou faut-il encourager le développement du capitalisme afin d’en hâter la fin ? C’est ainsi que Retour à Marx ne fait nulle mention d’un texte pourtant singulier à tout point de vue de Karl Marx, de 1848, Discours sur le libre-échange, dans lequel le philosophe rhénan démontre comment "le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale", de sorte qu’il "vote en faveur du libre-échange". Au regard d’une telle attitude, faut-il cautériser les plaies sociales, faire droit à la nécessité de "faire reconnaître, sous forme de lois, certains intérêts de la classe ouvrière", ou bien se munir d’une patience "de fer" afin d’attendre l’effondrement du capitalisme ? Les victoires arrachées au patronat sont-elles in fine celles des travailleurs ?

Quant aux méfaits imputés à une conception bourgeoise de la démocratie, ceux-ci ont été réfutés par de nombreux penseurs socialistes, dont Jaurès qu’évoque pourtant Yvon Quiniou. Dans un texte de 1901, "Le Manifeste communiste de Karl Marx et Friedrich Engels", paru dans le recueil Etudes socialistes publié par Charles Péguy, Jean Jaurès s’en prend au "mode déterminé sous lequel Marx, Engels et Blanqui concevaient la Révolution prolétarienne", mode "éliminé par l’histoire", en lui reprochant son misérabilisme : "quelque pauvre que fût le prolétaire allemand, il n’était pas la pauvreté suprême", pire, il met en exergue un dolorisme rédempteur, en soulignant chez Marx "une tendance originelle à accueillir difficilement l’idée d’un relèvement partiel du prolétariat". La même "transposition hégélienne du christianisme" pourrait être reprochée à l’auteur de Retour à Marx, qui fait cas d’une exploitation accrue des prolétaires alors même que le droit positif contemporain permet notamment des possibilités d’intéressement aux salariés, des négociations collectives, des systèmes d’allocations chômage.

La mise en lumière chez Marx de la "gangue d’un vocabulaire qu’il faut rectifier pour lui restituer son sens profane véritable", ce qui lui permet quelques audaces sémantiques, telle l’assimilation de l’ensemble des salariés au prolétariat. Or d’une part, l’ouvrage formule bien "la nécessité de passer au communisme n’a de sens que par rapport à un capitalisme industriel fortement développé" alors l’industrie de nos économies occidentales est progressivement réduite à la portion congrue ; d’autre part le nombre de prolétaires, au sens de Marx, diminue considérablement dans ces mêmes économies. Si, aux yeux d’Yvon Quiniou, le travail "peut être plus intellectualisé comme chez les techniciens, et encore plus intellectualisé comme chez les ingénieurs", surtout chez ceux qui conçoivent de nouveaux procédés de production ou de nouveaux produits, il n’est fait aucune mention dans le corpus marxiste d’une telle audace herméneutique, qui plus est les salaires de ces individus pour qui "il n’est plus nécessaire de mettre soi-même la main à l’œuvre" dépassent de bien loin le renouvellement de la force de travail. L’auteur semble reconnaître à-demi ce défaut d’interprétation, lorsqu’il avoue des "degrés divers" au sein d’un prolétariat dont la caractéristique principale doit être l’unité, et la difficulté à "mesurer ce degré d’exploitation quand il s’agit de travailleurs intellectuels", catégories chez Marx qui "ne sont parfois qu’à peine ébauchées et ne sont donc là, dans ce cas, qu’en pointillé".

Le livre parvient à mettre en évidence l’"extraordinaire inventivité technique du capitalisme et de sa capacité à rebondir", capacité que nos générations perçoivent plus que jamais au fil d’innovations commerciales toujours plus rapides. Cependant, la thèse selon laquelle "la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux" aurait pu être davantage développée. Le lien avec la situation économique actuelle est souvent exposé de manière décousue, et l’absence de penseurs structurants, à l’instar de Guy Debord à propos de la "société du spectacle", ou la critique de Jacques Ellul à l’encontre du "système technicien", dessert l’argumentation de l’ouvrage. L’approfondissement de relectures du marxisme aurait été d’autant plus pertinent que certains passages semblent confondre avec peu de pertinence la pensée de Marx et les enjeux politiques contemporains – à titre d’exemple, l’auteur reproche l’affaiblissement des "souverainetés étatiques nationales, c’est-à-dire populaires, permettant aux peuples de dominer leur devenir historique", alors même que la pensée de Marx invite à dépasser le cadre national. Convoquer des penseurs marxistes plus contemporains, tels Michel Clouscard, eût permis une argumentation plus solide de la nécessité de préserver le cadre national comme barrière à la progression du capitalisme.

Plus largement, en dépit de quelques formules d’auto-persuasion rapides – l’auteur évoque à propos des "rapports de production bourgeois" un "diagnostic dont personne en ce début de XXIe siècle ne saurait nier la force et l’acuité" –, de formules rhétoriques faussement évidentes et des sauts d’étapes dans les divers raisonnements exposés, l’ouvrage constitue un résumé efficace de la pensée de Marx. Toutefois, si de la lecture ressort un propos clair et bien structuré, d’autres lectures s’avèrent indispensables afin de mieux comprendre l’actualité de Marx "l’intempestif", pour reprendre l’heureuse formule de Daniel Bensaïd