Olivier Wieviorka offre un tableau historique magnifique de ce que fut la Résistance, par-delà les mémoires, les préjugés et les idées non fondées.

Historiographie

L’histoire française de la Seconde Guerre mondiale a commencé, dès la fin des combats, par s’intéresser d’abord à la Résistance   . Elle était alors considérée comme un tout né puis  rassemblé sous l’autorité de la France libre. Il apparaissait urgent de rassembler les quelques archives et les témoignages des acteurs survivants. Ceux-ci se firent d’ailleurs les historiens de leur propre histoire. Régnait alors l’idée que les Français avaient héroïquement et en bloc rejeté l’Allemand et Vichy, que la résistance était née à l’appel de De Gaulle et que son efficacité avait été décisive. Ainsi domina d’abord ce que l’historien Henry Rousso a qualifié de mythe résistancialiste. À partir des années 1970, l’histoire de la France dans la guerre connut une révolution copernicienne. Avec des travaux comme ceux de Robert Paxton   , mais aussi d’historiens français comme René Rémond, François Bédarida, Pierre Laborie et Jean-Pierre Azéma, l’attention se porta sur Vichy, en même temps que les Français, avec le très fameux documentaire de Max Ophuls, Le Chagrin et la pitié, découvraient les limites de leur héroïsme entre 1940 et 1944.  Dans l’opinion  publique, qui dépassait de beaucoup les apports des historiens, la Résistance, auparavant généralisée, était maintenant très minorée, le résistant, jadis encensé, se trouvait dorénavant suspecté. Tout comme Vichy était entré dans le temps de l’histoire avec les scientifiques cités plus haut, la Résistance parvint à ce rivage à la fin du siècle dernier. Deux ouvrages en attestent pour ce qui concerne la résistance extérieure : en 1996, La France Libre   de Jean-Louis Crémieux-Brilhac    et en 2009 Les Français libres. L’autre Résistance     de Jean-François Muracciole. Avec l’Histoire de la Résistance 1940-1945 que signe Olivier Wieviorka, nous disposons maintenant d’un ouvrage de synthèse de très haute qualité et d’une référence incontournable sur la résistance intérieure.

Il n’est pas si fréquent à l’historien de refermer un ouvrage, au terme de sa lecture, en se disant qu’il tient là entre ses mains une œuvre destinée à marquer profondément l’historiographie. Le pari était pourtant risqué tant l’objet d’étude est difficilement saisissable. Olivier Wieviorka consacre à cette question l’ouverture de son livre. Comment définir la Résistance ?
L’auteur, après d’autres cités ici, en donne les marqueurs : l’action tout d’abord, qui traduit par des pratiques un authentique engagement   ; un sens à cette action qui manifeste une claire volonté ; enfin, la transgression de l’ordre établi, inévitablement porteuse d’un risque, qui, pour beaucoup, fut payé cher de souffrances voire de la vie.

De toute cette réflexion, de cette histoire de la Résistance, Olivier Wieviorka est un familier et un des spécialistes les plus à même d’en faire une synthèse en même temps qu’une analyse. Membre de l’Institut universitaire de France et professeur d’histoire à l’École normale supérieure de Cachan, il a déjà produit de nombreuses études qui font autorité sur ces sujets et, en particulier, celle qu’il a consacrée au très important mouvement Défense de la France   . Plus récemment, c’est le débarquement  de juin 1944, dans sa plus large acception, qui a trouvé en lui son historien   .

La Résistance naît de la société civile

Les quatre premiers chapitres du livre s’interrogent sur les facteurs et les modalités de la naissance de la Résistance française. Olivier Wieviorka élimine d’abord la thèse d’une origine exogène. Elle ne fut pas le résultat de l’acte gaullien du 18 juin, qui n’avait du reste ni l’intention, ni les moyens d’appeler l’ensemble des Français à un soulèvement, quand bien même la France libre et les services britanniques implantèrent leurs réseaux de renseignement sur le territoire.  Ce ne fut pas non plus des partis ou des syndicats qu’elle naquit.  " La résistance, en son aurore […] émergea des profondeurs de la société civile "   . S'engager dans la Résistance nécessitait plusieurs conditions. Il fallait être capable d'identifier l'ennemi, ce qui fut assez naturel avec la figure de l'Allemand et du nazi, mais beaucoup moins en ce qui concerne Vichy. Il fallait également se juger capable d'une action assez efficace pour accepter d'y prendre des risques souvent considérables. Enfin, dans le registre très personnel de l'émotion, il fallait qu'un élément de la situation de la France fût jugé suffisamment inacceptable pour provoquer l'engagement résistant.

Aux premiers et rares Français qui décidèrent, dès 1940-1941, d'entrer en résistance, il revint d’inventer les modalités de leur engagement et celles-ci s'organisèrent d'abord majoritairement autour d'une action civile de propagande afin de mobiliser l'opinion publique et de protéger les esprits de la propagande nazie et même parfois vichyste. C'est ainsi que naquit la presse clandestine avec quelques titres comme Libération et Défense de la France en zone nord, ou encore Franc-Tireur, Temps nouveau et les Cahiers du Témoignage chrétien en zone sud. Certains mouvements, néanmoins, firent plus que de la propagande et facilitèrent les évasions de prisonniers de guerre ou transmirent des renseignements aux Alliés. Ce fut le cas, sous l'action énergique du capitaine Henri Frenay, de l'important Mouvement de Libération Nationale qu’il constitua en zone sud et qui agit dans la propagande, le renseignement et l'action armée, puis fusionna avec le mouvement Liberté de Teitgen et de Menthon pour devenir Combat. Ces premiers groupements avaient en commun un patriotisme radical, une critique sévère du parlementarisme de la IIIe République et une indifférence vis-à-vis de la France libre du général de Gaulle. Ils se divisaient par contre sur l'antisémitisme et leurs positions vis-à-vis de Vichy et du maréchal Pétain. Il exista en effet des résistants qui furent longtemps et en même temps très respectueux du maréchal Pétain et même des vichysto-résistants. De même, il y eut une Résistance qui tarda à condamner l’antisémitisme de l’État français.

Les difficiles relations entre la Résistance et la France libre

1941 fut une année importante pour les mouvements car ce fut celle des premiers contacts avec la France libre. En octobre 1941, au moment où deux émissaires étaient envoyés en France par le général de Gaulle afin d'établir une liaison avec les mouvements de résistance, en sens inverse, Jean Moulin arrivait à Londres afin de présenter au chef de la France libre un "rapport sur l'activité et les besoins des groupements constitués en France en vue de la libération nationale". L'entente fut immédiate entre de Gaulle et l’ancien préfet, dès lors chargé de réaliser l'unité d'action des mouvements de résistance de la zone sud et de les placer sous l'autorité de la France libre. Une fois levée l'équivoque sur les intentions politiques du général de Gaulle, grâce au manifeste signé par celui-ci et rapportée en France au printemps 1942 par Christian Pineau, une " logique de ralliement " apporta  au premier le soutien de la SFIO et de Léon Blum. Mais au moment où les grands mouvements de la zone sud acceptaient de coordonner leur action et de reconnaître l'autorité du général de Gaulle intervinrent le débarquement en Afrique du Nord puis la tentative alliée d'imposer le général Giraud comme leur seul interlocuteur, ce qui ouvrit un temps de turbulences dans les relations entre de Gaulle et les Alliés mais également entre la résistance intérieure et le chef de la France libre. On vit ainsi, par exemple, le Parti communiste français maintenir pendant un certain temps la balance égale entre de Gaulle et Giraud. Jaloux de leurs forces, refusant une inféodation à Londres, les mouvements empruntèrent néanmoins ce que l’auteur appelle " les longs chemins de l’unité "   qui aboutirent à la fondation du Conseil national de la Résistance en mai 1943.  Fort du soutien que lui apportaient les mouvements et les partis représentés dans le CNR, de Gaulle put s’affirmer face aux Alliés et éliminer Giraud. Mais, si la création du CNR par Moulin fut un aboutissement, elle ne marqua pas la soumission de la Résistance à la France libre devenue la France combattante. Au contraire ! L’arrestation, en juin 1943,  du général Delestraint, chef de l’Armée secrète, puis de Jean Moulin  permit aux mouvements de récupérer une certaine indépendance. De Gaulle ne put jamais retrouver le commandement direct des forces de la Résistance. Après Caluire, le mouvement d’unification autour du Général cessa sous le double effet de la volonté des mouvements de retrouver leur autonomie et de la décision de Londres de mettre en place une " décentralisation sous contrôle "   de l’organisation de la Résistance, par l’institution des délégués militaires régionaux, mieux à même de préparer puis de réaliser les actions devant accompagner le débarquement attendu.

Quelle utilité pour la Résistance ?

1943 marque un palier dans le développement de la Résistance. Sa montée en puissance s’accompagne d’une diversification de ses actions. Néanmoins, s’il alimente la croissance des maquis, le STO ne provoque pourtant pas une ruée de la jeunesse ouvrière vers les mouvements. Les réfractaires sont une minorité des recensés et ceux de ces réfractaires qui rejoignent les mouvements une minorité dans cette minorité   .

Même si des regroupements de mouvements ont eu lieu et que les principaux siègent ensemble au CNR, cette Résistance ne fut jamais véritablement unie. Des divisons, parfois fortes, persistent entre les mouvements et même en leur sein. Ainsi par exemple à Combat, l’autorité d’Henri Frenay est remise en cause. Le Parti communiste, de son côté, mène sa propre politique, qui provoque de nombreuses craintes chez beaucoup de résistants. Quant aux Alliés, longtemps ils refusent de compter sur la Résistance dans leurs plans de débarquement avant de s’en remettre à elle pour exécuter une série de plans d’actions visant à ralentir la réaction allemande à celui-ci. Olivier Wieviorka conclut à ce sujet que la libération de Paris est l’arbre qui cache la forêt des succès militaires peu éclatants de la Résistance. À ses yeux, elle a surtout permis, par la préparation en accord avec Londres puis Alger des modalités d’installation des nouveaux pouvoirs, une transition pacifique entre Vichy et l’autorité du CFLN   devenu le GPRF (Gouvernement provisoire de la république française)). 

L’auteur achève son ouvrage par quatre chapitres thématiques passionnants. Dans "Sociologies",  il cherche les déterminants sociaux et culturels de la Résistance. Il y expose qu’elle fut surtout une affaire de jeunes, des classes moyennes  et supérieures  de la société et du monde ouvrier –surtout communiste–, que les paysans en furent absents et que cette Résistance fut polarisée dans ses organisations. Au total, "  la résistance produisit un décloisonnement plus limité que celui qu’avait opéré, dans les tranchées, la Première Guerre mondiale   .

Il consacre ensuite un chapitre à la répression, dans lequel il oscille entre chiffres généraux et destinées individuelles. Il y précise que si la répression fut féroce de la part des Allemands et de Vichy, la Résistance n’inquiéta pas militairement l’occupant avant 1944, preuve de sa faiblesse. Elle put néanmoins malgré tout se développer entre 1940 et 1944.

Enfin, Olivier Wieviorka s’intéresse à "la victoire inachevée"   de la Résistance qui ne parvient pas, une fois la guerre terminée, à transformer l’espoir qu’elle incarna pendant l’occupation, puis à " l’image mémorielle troublée "   de celle-ci du fait de discours et de pratiques commémoratives atomisés voire opposés.

Ce livre est plus qu’une synthèse réussie

Certes, il met à la portée d’un large public les fruits éparpillés d’une très riche recherche universitaire et de la plus récente : 158 références bibliographiques, 1572 notes de bas de page se reportant à près de 400 thèses, ouvrages ou articles scientifiques ! Le tout dans un style raffiné et accessible à tous.

Mais, il parvient aussi à produire une authentique analyse historique, suffisamment distanciée de son objet, refusant de verser dans l’émotion, bravant l’héritage des mythes et des mémoires pour s’attacher à ce qui fut réellement. Est-ce pour cela qu’il lui ôte son R majuscule ? Comme il l’écrit au commencement de son œuvre, "la résistance n’a rien à redouter de son historicisation"   . Balayant le mal nommé et encombrant  "devoir de mémoire", Olivier Wieviorka s’est attaqué au devoir d’histoire. Avec lui, la Résistance est véritablement entrée dans l’histoire !