Un voyage aussi original que complet dans les différents lieux et principaux usages de la littérature mondiale.

Qu’est-ce que la “littérature mondiale” ? Une bibliothèque idéale d’œuvres issues du monde entier, ou bien un horizon littéraire, une utopie à construire par-delà les traditions nationales ? Ne serait-ce pas plutôt un projet critique, inhérent à l’ambition de la littérature comparée ? Quels sont enfin ses lieux institutionnels, ses principaux espaces de diffusion : les amphithéâtres des universités, les foires aux livres internationales ?

C’est sans doute parce qu’elle est un peu tout cela à la fois, sans jamais se réduire à une seule de ces définitions, que Jérôme David choisit de mettre cette notion de “littérature mondiale” entre guillemets et de s’intéresser avant tout à ses “métamorphoses”, c’est-à-dire à ses usages historiquement différenciés selon les époques, les lieux, et les divers protagonistes – auteurs, lecteurs, traducteurs et agents – du champ littéraire.

Notons d’emblée l’originalité de sa démarche : le livre est certes de facture classique, avec ses trois parties (“Cosmopolitismes”, “Pédagogies”, “Controverses”) tout à fait révélatrices des principaux enjeux – esthético-politiques, didactiques et critiques – que soulève la notion de “littérature mondiale”. Mais le propos se déploie d’une façon plus littéraire que strictement académique, procédant par dialogues entre l’auteur (“moi”), un interlocuteur imaginaire (“lui”), et divers intervenants ponctuels – ici une étudiante russe, là un universitaire italo-américain, plus loin un agent littéraire… La réflexion prend ainsi la forme d’une “enquête-conversation”   , à la manière de certains textes du XVIIIe siècle – le modèle de Diderot est assurément présent – ou de certaines “fictions savantes” – par exemple les romans Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, ou Meetings of the Mind   , de l’universitaire américain David Damrosch, deux livres dûment mentionnés dans l’avant-dernier chapitre.

Cette “enquête-conversation” se mène en outre de façon itinérante, entre les principales “capitales culturelles” où, à divers moments de l’histoire intellectuelle ou littéraire, la notion de “littérature mondiale” s’est trouvée invoquée, convoquée, reconfigurée. On passe ainsi de Weimar en 1827 à Bruxelles vingt ans plus tard, quand Marx et Engels publient leur Manifeste du Parti communiste ; la seconde partie oppose ensuite les États-Unis (Chicago, 1911) à l’Union soviétique (Petrograd, 1918), avec les projets distincts d’un universitaire américain, Richard Moulton, et d’un écrivain russe, Maxime Gorki : le premier, dans son essai sur la World Literature and its Place in General Culture (1911), définit la littérature mondiale comme “la littérature universelle appréhendée depuis une perspective donnée, et le plus souvent du point de vue national de l’observateur”   , tandis que le second, avec son Institut de la littérature mondiale, voit surtout cette dernière comme la somme anthologique de toutes les littératures, organisées en deux bibliothèques, une “bibliothèque principale” et une “bibliothèque populaire”   .
Avec la troisième partie, les circulations et les effets de miroir s’accentuent encore, puisqu’on discute de littérature comparée et de littérature mondiale à Istanbul, où Éric Auerbach s’exila dans les années 1930, avant de rejoindre New Haven et l’université de Yale aux États-Unis. L’avant-dernier dialogue prend finalement place à New York, et plus exactement à l’Académie italienne de l’université Columbia où eut lieu, en février 1999, un important colloque sur la littérature mondiale ; mais la conversation entre les deux protagonistes du livre et leur invité surprise, Franco Moretti, déplace bientôt le propos vers Paris, et une discussion des analyses de Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres   . L’épilogue se déroule enfin dans les allées de la foire internationale du livre à Francfort, en 2011.

Ces multiples déplacements sont une manière habile de nous signifier que la “littérature-mondiale” est avant tout un espace-temps : nourri des circulations, transferts et relations d’homologie ou d’opposition entre différents sites, et dans le même temps tuilé par le réseau des dialogues, échanges et emprunts intellectuels entre différents écrivains et penseurs. On peut y lire aussi un rappel fondamental : après tout, la “littérature mondiale” est une formule et une ambition nées des conversations entre l’écrivain Goethe, son secrétaire Eckermann et quelques intellectuels de leur temps, et elle pourrait bien, en définitive, n’être “rien d’autre que ce lien suscité par toute conversation à son sujet” depuis sa première occurrence dans un journal allemand   .

Dans un récent entretien   , Jérôme David a par ailleurs signalé l’une des nombreuses sources formelles de son livre : il s’agit de L’Arche russe, un long-métrage d’Alexandre Soukorov mettant en scène deux figures, le réalisateur et un aristocrate russe, dialoguant au fil des tribulations de la caméra dans les salles du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Le modèle cinématographique permet ainsi de mêler les temporalités, tout en suivant une certaine chronologie, et le fil du dialogue offre tout à la fois une grande liberté et une distance salutaire dans l’exposition et l’évaluation des différentes thèses ou positions sur la “littérature mondiale”.

Notons, enfin, qu’un certain modèle technologique se trouve régulièrement mobilisé au fil des conversations : il s’agit de la tablette électronique dont use l’auteur comme d’une capacité de stockage et de réactivation permanente d’un texte, d’une lecture, doublée de cet outil fondamental qu’est le navigateur ou le moteur de recherche. Il y a là un piquant paradoxe puisqu’à ce jour le livre de Jérôme David, pourtant paru il y a plus d’un an, n’est quant à lui toujours pas disponible dans un format numérique. Ce modèle technologique est sans doute à rapprocher du “système de positionnement global” (GPS), que Christie McDonald et Susan Suleiman convoquaient récemment, dans l’introduction à leur “nouvelle approche de l’histoire littéraire”, French Global   pour “cartographier et cadastrer” à nouveaux frais, c’est-à-dire indépendamment des frontières nationales, le fait littéraire francophone. Le GPS est en effet “un système de navigation à l’échelle planétaire qui permet à ses usagers de déterminer précisément leur localisation grâce à un outil de réception radio qui capte les signaux régulièrement envoyés par tout un réseau de satellites, situés sur des orbites stables et prévisibles”   ; à titre métaphorique, il peut donc servir à défendre une vision satellitaire de l’espace littéraire à l’échelle mondiale, comme un “système de coordonnées” dont Jérôme David reconnaît lui-même qu’il a plusieurs dimensions (il en dénombre finalement sept dans les dernières pages de son livre, p. 286 à 288).

Certes, en suivant cette même pente géographique, David, McDonald et Suleiman n’en pensent pas moins deux objets radicalement différents : la littérature mondiale pour l’un, vu comme une “marqueterie de homelands”, c’est-à-dire de patries littéraires   ; et la littérature d’expression française à l’échelle mondiale pour les autres. Il y a donc entre Spectres de Goethe et French Global la même différence de perspective qu’entre la “littérature mondiale” et la “littérature-monde”, dont Jérôme David rappelle qu’en se cantonnant à la fraternité d’une seule langue, elle reconduit un certain provincialisme inhérent au système littéraire français, lequel reste en définitive le centre et l’étalon de toute reconnaissance littéraire, y compris pour les auteurs francophones. Mais il n’empêche que les deux livres ont bien une ambition commune – celle d’écrire une “histoire globale de la littérature” à partir d’un “point de vue transnational”   , et que cette ambition s’ancre de surcroît dans une même source historiographique : l’ouvrage édité par Denis Hollier, De la littérature française, en 1989.

Les deux projets critiques auraient donc en partage un même “logiciel”, dont David reconnaît de fait qu’“il n’est pas impératif de le mettre à jour tous les mois”   . Dans leur effort pour repenser ponctuellement, mais de façon toujours dynamique, les frontières labiles et mouvantes du champ ou du canon littéraires, leurs auteurs scrutent en définitive certaines tensions “entre le national et le global”   et ils réactivent ainsi une réflexion cruciale sur le statut des textes – et notamment ceux des périphéries et des cultures dominées – que Bernard Mouralis avait en son temps brillamment initié avec son ouvrage fondateur, Les Contre-littératures   .

En explorant donc ses usages, ou les significations attachées à cette notion, Jérôme David parvient à élucider quatre principales généalogies, qui pour trois d’entre elles remontent à la proclamation inaugurale de son advenir par Goethe.
Il y a d’abord la “veine philologique”, qui va justement de Goethe à David Damrosch et Franco Moretti, en passant par Richard Moulton, Éric Auerbach et son traducteur en anglais, Edward Said   : la réflexion sur la “littérature mondiale” s’y trouve prioritairement articulée sur les questions de la traduction et de la translation culturelle, ou “ce qui demeure de la littérature” quand elle passe d’une langue à l’autre et fait ainsi l’objet d’appropriations extérieures ou ultérieures.

Il y a ensuite la “veine marxiste”, allant de Marx (chapitre II) à Moretti et Pascale Casanova (chapitre VI), et qui s’attache à penser la situation des littératures en lien avec un “marché mondial” et sa mise en circulation tous azimuts de biens marchands – y compris les biens culturels. Dans ce contexte, ce qui prime est moins la dimension esthétique que les rapports de force qui régissent les relations entre centres et périphéries ; et ce qui importe est avant tout la reconnaissance d’hégémonies symboliques par lesquelles s’imposent certaines formes et croyances dans la littérature. Cette veine marxiste permet d’abord de critiquer, dans la lignée de Goethe, une certaine forme de mondialisation littéraire “par le bas”, ou la confusion que dénonce Damrosch lui-même entre “littérature mondiale” (toujours ancrée d’abord dans des références locales) et “littérature globale” ou “de marché” (cette liste des best-sellers “produits pour être publiés simultanément dans une dizaine de langues au moins”, mais qui ne suscitent aucun sentiment d’étrangeté familière, aucune expérience de décentrement   ). Cette veine marxiste ne saurait pour autant justifier la confusion opérée par certains, dans l’Union soviétique de l’entre-deux-guerres, entre “littérature mondiale” et “littérature prolétarienne”, qui conduisit notamment à vouer aux gémonies certains auteurs tels que Joyce ou le poète russe Goumiliov au motif qu’ils dépeignaient sans héroïsme les trivialités de l’existence   .

Vient ensuite la “veine didactique ou scolaire”, qui va notamment de Richard Moulton à David Damrosch, et qui fait de la littérature mondiale un objet d’anthologies, mais surtout un outil de formation à l’ouverture et à la tolérance multiculturelles. Là encore, on ne s’éloigne guère de Goethe qui, dans la perspective maçonnique qui était la sienne, et que David met bien en relief dans le premier chapitre, donnait en réalité une vocation éducationnelle à la “littérature mondiale”, aux fins d’atteindre ce qu’à la suite de Herder il appelait “Humanität”, ou l’humanisme comme processus qui consiste, pour chaque peuple, à se rapprocher des autres sur la base d’un socle commun et de valeurs éternelles et universelles   .

La quatrième veine est pour finir “méthodologique”, et elle constitue de fait le projet même du livre, à la suite de l’article d’Éric Auerbach, “Philologie der Weltliteratur” (“Philologie de la littérature mondiale”), parue en 1952   . Cette veine méthodologique consiste à transformer les habitudes critiques, et partant les pratiques savantes pour tâcher de répondre à l’exigence autant qu’à la promesse de la “littérature mondiale”. Elle procède aussi de l’avènement d’une communauté intellectuelle globalisée et transnationale, très souvent issue d’une expérience de l’exil et de la diaspora. Cette veine méthodologique pourrait en définitive accorder une prime aux littératures et aux théories postcoloniales, dont Auerbach apparaît ici comme une figure tutélaire, par le truchement d’Edward Said. Mais elle encourrait alors un risque énorme : celui d’interpréter très largement les littératures à l’aune de la seule expérience économique et sociale – certainement pas majoritaire – de leurs auteurs, écrivains voyageurs qui promeuvent d’autant plus la transgression des frontières dans tous les domaines – géographiques, génériques, etc. – qu’ils n’interrogent plus la collusion manifeste entre certains de leurs mots d’ordre esthético-politiques – l’hybridation, le nomadisme, la circulation généralisée – et l’idéologie néo-libérale qui domine aujourd’hui les logiques marchandes.

Ce n’est fort heureusement pas la voie qu’emprunte Jérôme David, bien conscient avec Pascale Casanova que la seule véritable universalité, en matière de littérature comme dans toute réalité sociale, est avant tout celle de la domination   , et que la littérature mondiale, dans ses capacités mobilisatrices, peut justement aider à lutter contre de telles situations dissymétriques ou inégalitaires. De ce point de vue – ou ansatzpunkt, pour parler comme Auerbach – Spectres de Goethe est évidemment un livre qu’on gagnera à lire et à relire.