La situation actuelle, caractérisée par une insuffisance de la demande, appelle une augmentation des dépenses publiques

Ce livre est sorti en français en septembre 2012 (quatre mois après sa publication aux États-Unis), il ressort en poche ces jours-ci. Dans l’intervalle, les tenants de l’austérité ont plutôt encore accru leur influence. L’annonce début janvier par le FMI de sa sous-estimation du multiplicateur budgétaire et donc de l’effet récessif des réductions des déficits n’a pas ébranlé grand monde, et les “gens très sérieux”, que dénonçait Krugman dans cet ouvrage, ont continué de préconiser des réductions de dépenses. La situation est plus grave en Europe, où l’austérité généralisée a conduit tout droit à la récession (et à l’augmentation de la dette, cf. l’article de Paul de Grauwe auquel Krugman fait référence sur son blog). Car même le bras de fer politique qu’ont engagé les républicains aux États-Unis en s’opposant au rehaussement pourtant nécessaire du plafond de la dette américaine (dont Krugman se dit persuadé qu’il ne durera pas) ne devrait pas entraîner de coupes aussi importantes.

L’insuffisance de la demande

Les dégâts produits par la crise financière sont notamment visibles dans la forte augmentation du chômage de longue durée et du chômage des jeunes aux États-Unis. L’économie américaine tourne à environ 7% au-dessous de son potentiel. Et les effets de cette situation se feront sentir sur le long terme à travers les pertes de compétences et/ou leur sous-utilisation ou encore le sous-investissement. Or, Krugman soutient que rien de tout cela n’est inévitable.

Avec la crise, les emprunteurs ont été contraints de faire des coupes claires dans leurs dépenses, tandis que les prêteurs redoublaient de prudence avant d’accorder de nouveaux prêts, et la demande a plongé. Pour y remédier, la Réserve fédérale a fortement augmenté la base monétaire (la monnaie en circulation et les réserves détenues par les banques), faisant baisser les taux d’intérêts jusqu’au plancher, sans réussir à faire repartir l’économie, tombée dans ce que Keynes appelait la trappe à liquidité, les apports en liquidité de la banque centrale étant épongés par la thésaurisation. La solution qui s’impose est alors de recourir à la politique budgétaire, autrement dit que l’État dépense plus. A contrario, ni l’épargne, ni le désendettement, ni la baisse des salaires ne feront autre chose qu’aggraver la situation et déprimer un peu plus la demande.

L’oubli des leçons du passé

Comment en sommes-nous arrivés là ? L’excès d’endettement privé, révélé par la crise des subprimes, est la conséquence directe de la dérégulation financière mise en œuvre à partir du début des années 1980. Celle-ci a autorisé une prise de risque de plus en plus effrénée des banques et du “système bancaire fantôme”, qui s’est alors incroyablement développé, tandis que les différentes alertes, de la fin des années 1980 à 2008, indiquant qu’un système financer dérégulé ne pouvait qu’être source d’ennuis, ont toutes été soigneusement ignorées. Le fait que, pour une minorité de très riches, cette dérégulation financière se soit traduite par une augmentation extraordinaire des revenus n’y est certainement pas pour rien. Krugman relie ainsi les deux phénomènes au virage à droite opéré pendant la période, qui a induit de fortes baisses des taux supérieurs d’imposition mais aussi une altération des normes sociales autorisant de très fortes augmentations des rémunérations. Celles-ci ont alors accru les moyens dont cette minorité disposait pour se livrer à un lobbying actif vis-à-vis des décideurs politiques en faveur d’une dérégulation financière toujours plus importante.

Le rejet extrêmement fort dont avait fait l’objet la théorie keynésienne pendant toute cette période, au profit de l’hypothèse d’efficience des marchés ou encore de la théorie des cycles réels en macroéconomie, a largement contribué à écarter les avertissements, dans un premier temps, et ensuite à dissuader les décideurs politiques de mettre en œuvre les mesures de relance adaptées, une fois la crise déclarée. C’est ainsi qu’après le renflouement des institutions financières, les mesures de relance qui ont été prises en 2009 ont été bien trop timides pour empêcher une hausse brutale et persistante du chômage. Rapidement, les élites et l’opinion éclairée se sont focalisées sur la dette et le déficit, ou encore le risque d’inflation, au détriment du chômage. L’augmentation des taux d’intérêt et/ou celle de l’inflation n’ont cessé d’être agitées comme des menaces imminentes, malgré le démenti que les faits n’ont cessé de leur apporter. Et le poids de la dette publique américaine a été présenté comme insupportable, alors qu’elle reste inférieure à ce qu’elle avait été dans le passé.

La situation de l’Europe

En Europe, la crise financière a déclenché l’éclatement de la bulle dans les pays du Sud, mais qui se serait de toute façon produit tôt ou tard. Le boom du crédit, alimenté par l’euro et un mouvement massif des capitaux du Nord vers le Sud, s’est traduit par une forte augmentation des salaires dans ces pays ; leur fabrication a cessé d’être compétitive et leurs déficits commerciaux se sont très fortement creusés. La monnaie unique, voulue comme symbole d’unité politique mais dont les inconvénients, en cas d’évolution divergente des pays, avaient été trop négligés, a alors fonctionné comme un piège interdisant aux pays concernés le recours à la dévaluation pour relancer leur économie, au moment où la crise faisait croître leur déficit. Mais surtout la situation de la Grèce, où la crise était largement due à l’irresponsabilité budgétaire, a été plaquée sur l’ensemble des pays concernés, explique l’auteur, alors que la plupart d’entre eux s’employaient au contraire à réduire le poids de leur dette lorsque la crise est survenue, pour leur demander de réduire fortement leur déficit, aggravant ainsi les souffrances que la crise inflige à la population.

Démanteler l’euro représenterait aujourd’hui des coûts extrêmement importants, obligeant les pays à se confronter à des paniques bancaires et à de redoutables problèmes juridiques d’interprétation des dettes et contrats, sans parler de la terrible défaite politique que cela constituerait. D’où la nécessité, outre de s’employer à mettre fin aux crises de panique en garantissant les liquidités nécessaires, d’offrir une voie praticable de retour à la compétitivité aux pays qui ont décroché, les pays excédentaires devant devenir pour cela la source d’une demande importante pour les exportations des pays déficitaires, parallèlement à la réduction progressive des budgets publics de ces derniers. On sait que ce n’est pas exactement l’option qui a été retenue par les pays en excédent, qui ont au contraire lancé leurs propres programmes d’austérité.

La fée confiance

Krugman revient ensuite sur l’explication de la bascule en 2010-2011 du gros de l’élite mondiale des décideurs, banquiers et fonctionnaires du Trésor, en faveur de mesures restrictives, cela malgré le chômage de masse, qu’il relie alors à la croyance que l’austérité puisse avoir un effet expansif. Il y a deux voies possibles par lesquelles la réduction des déficits serait susceptible de stimuler la demande, soit l’anticipation d’une baisse des taux d’intérêt, soit celle d’une baisse de impôts. Il est toutefois très peu plausible, explique Krugman, que ces effets compensent l’effet direct de réduction des dépenses dans des économies aussi déprimées que celles que nous connaissons actuellement. La croyance contraire a pu s’appuyer, un court instant, sur un article d’un économiste d‘Harvard Alberto Alesina, dont les “austériens” se sont alors emparés avec empressement. Mais cette hypothèse a été rapidement contredite par des chercheurs du FMI travaillant sur 173 épisodes d’austérité budgétaire dans les pays développés entre 1978 et 2009, dont Krugman note qu’ils sous-estimaient toutefois encore le problème de la trappe à liquidité et donc l’impossibilité, dans la situation présente, de compenser cette austérité par la politique monétaire. L’exemple de la Grande-Bretagne et des résultats de la politique menée par D. Cameron ne plaide pas non plus en faveur de cette hypothèse. Cela dit, ce mythe justifie, au nom de la « fée confiance », de donner un droit de veto aux groupes de pression des affaires sur l’action gouvernementale, et il participe ainsi d’une très efficace défense de leurs intérêts, ce qui explique sa résistance à toute démonstration contraire.

Un plan de relance

Sans surprise, Krugman plaide pour finir pour un nouveau plan de relance américain, qui consisterait à abonder les dépenses des États et des administrations locales, ce qui permettrait de recréer plus d’un million d’emplois selon lui, dont beaucoup d’emplois d‘enseignants, mais également de financer des projets d’infrastructures publiques et d’accroître les aides aux personnes en difficulté. La Réserve fédérale pourrait également faire plus, explique-t-il, au-delà des mesures d’assouplissement quantitatif (achats de dette publique à long terme et de titres adossés à des crédits immobiliers) que celle-ci a déjà mise en œuvre (Krugman rappelle ici celles auxquelles B. Bernanke, avant d’être nommé à la tête de la Fed, exhortait la Banque du Japon). Enfin, il conviendrait de permettre aux ménages de refinancer leurs crédits immobiliers grâce à un programme plus efficace cette fois que les précédents. Bref, tout devrait être fait pour réduire le chômage, et les politiques (le livre est paru avant les élections américaines, mais l’auteur s’adressait ici bien sûr aux Démocrates) devraient s’engager résolument pour que les mesures nécessaires puissent finalement être adoptées