Dans un essai stimulant, aux enjeux multiples, Jean Goldzink affirme que Montesquieu est tout sauf le fondateur du libéralisme.

De Montesquieu, nous pensions non pas tout savoir, mais connaître l’essentiel dans la vulgate que nous répétons depuis le collège sur l’admiration qu’il porte au modèle anglais et sa défense d’un système reposant sur la séparation des pouvoirs. Dans un livre stimulant, qui n’esquive pas la polémique, Jean Goldzink entreprend de montrer que cette vision n’est pas simplement réductrice, mais possiblement erronée. Montesquieu, selon lui, aurait été, pour l’essentiel, trahi par ses commentateurs. Il aurait eu un bon lecteur, Jean-Jacques Rousseau, et deux enfants, bâtards mais brillants, Germaine de Staël – avec De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales – et Alexis de Tocqueville – avec De la démocratie en Amérique. Faire des enfants aux philosophes, comme à l’Histoire, c’est ainsi parfois engendrer une descendance inattendue, mais remarquable !

Si l’on voulait résumer l’idée centrale qui est à la base de cet ouvrage par un syllogisme élémentaire, voici ce que cela donnerait : Locke, le “fondateur du libéralisme libéral”, anti-absolutiste, incarne le libéralisme. Or, Montesquieu s’écarte nettement de Locke sur plusieurs points fondamentaux, donc Montesquieu ne saurait être considéré comme libéral. Il est cependant vu comme tel par la majorité des penseurs de notre époque, héritiers en cela d’une longue tradition. Comme l’écrit avec cocasserie Jean Goldzink : “Montesquieu […] récuse la philosophie politique moderne et manque le mouvement de l’Histoire, si près de s’emballer. Mais le train ne veut pas partir sans lui, on l’embarque de force en première classe, direction l’avenir, en lui collant dans la main le bon ticket – la séparation des pouvoirs et la constitution anglaise.”

Il faut expliquer en quoi ce “bon ticket” pour le futur serait fondé sur une mauvaise interprétation. Pour Jean Goldzink, il n’est pas légitime de vouloir faire du baron de La Brède un partisan des gouvernements républicains : à l’instar de nombre d’hommes des Lumières, Montesquieu voit surtout la république comme un système passé, voire dépassé, associé en premier lieu à une période de l’histoire romaine. Pour ce qui est de la séparation des pouvoirs, s’il la commente élogieusement, il ne fait alors que dresser le portrait de ce qui existe – un cas particulier né du contexte britannique –, et ne préconise nullement l’exportation à outrance de ce que la postérité dressera en modèle de gouvernement.

Dans cette volonté de tirer d’un cas particulier une loi générale, volonté que Jean Goldzink reproche aux successeurs de Montesquieu, il y a également une constante de l’histoire telle que l’essayiste la met en évidence. Il évoque ainsi par exemple la démocratie occidentale infligée à tous selon des normes qui sont souvent loin d’obéir à ses plus élémentaires fondements : “Les pires tyrannies encadrent désormais le troupeau électoral en marche obligée vers les urnes, où les lions édentés vont boire.” Ainsi que le montre cet exemple, les commentaires à propos de L’Esprit des lois servent de prétexte à des observations passagères, souvent désabusées, sur les développements sociaux récents, sur le rôle des institutions, sur la place et le devenir du mouvement syndical, etc. Un bref rappel de la célèbre théorie des climats offre l’occasion d’une remarque à propos des effets indirects qu’elle pourrait avoir sur l’ordre des choses dans un univers marqué au coin de la “globalisation”. Il y a ainsi des allers-retours entre Montesquieu et l’univers contemporain. Un double enracinement nous fait retrouver les sources de la pensée de l’écrivain en passant par Hobbes et Locke et nous pencher sur notre réalité actuelle en passant par les écrits de nombre de philosophes politiques de premier rang associés généralement au libéralisme.

Même s’il revendique la forme de l’essai, Jean Goldzink procède pour l’essentiel par les étapes d’un exposé pédagogique – il défend la paraphrase qu’il pratique, commente avec brio des extraits choisis des œuvres de Locke ou de Montesquieu entre autres, offre des résumés simples mais très ciblés. Par endroits, cependant, la traversée peut être ardue : menant allègrement son lecteur dans un parcours qui ne s’interdit aucune allusion en apparence anachronique, aucune assertion catégorique, pour peu qu’elle serve la démonstration, l’auteur ne fait pas de quartier à ceux qui ne suivent pas. Goldzink assume un point de vue individuel et s’insère parfois dans son propos comme lorsqu’il convoque Bossuet et affirme : “L’auteur se bat violemment avec l’interprétation juive de l’Histoire, sans que je puisse décider si cette diatribe vise d’autres adversaires.”

Les notes sont souvent le lieu de la controverse, l’auteur y prenant à parti les collègues et auteurs dont il ne partage pas les points de vue. Des jugements à l’emporte-pièce sont destinés à nous faire réagir : “Aucun ultralibéral actuel n’ose rêver d’un État aussi peu actif que celui de l’Ancien Régime.” Les esquisses frappantes des idées de tel ou tel penseur s’appuient à l’occasion sur une formule choc ou un gauchissement provocateur. Un raccourci saisissant rapproche ainsi Bossuet, fasciné par les prophètes, de la prédiction de Marx sur l’extension universelle du capitalisme.

Au-delà du simple cas de Montesquieu et du libéralisme, Jean Goldzink soulève d’importantes questions comme celle de la récupération transhistorique qui peut être fondée sur des contresens ou des interprétations aussi partiales que partielles des pensées d’un auteur. Si certains éléments ne manqueront pas de faire sursauter nombre de lecteurs – en particulier des universitaires spécialistes de philosophie politique – ils les obligeront également à s’interroger sur leurs propres positions et raisonnements. Dans un monde du consensus ou de l’absence de débat, c’est déjà une recommandation essentielle en faveur de La Solitude de Montesquieu. On pourra refermer le volume sans être forcément d’accord en tout avec les points de départ du livre, ses temps forts (Rousseau, Constant, Tocqueville, Guizot) ou ses conclusions ; on ne pourra pas le refermer sans avoir réfléchi