Michelangelo dit le Caravage et sa légende ; tentant d'en revenir aux faits dans cette biographie, Salvy opacifie davantage encore le récit d'une vie fascinante.

Le Caravage : l’article défini semble paradoxal tant la vie, la personnalité et l’identité du peintre sont indéfinissables. Aussi cette nouvelle biographie de Gérard-Julien Salvy, loin d’éclaircir les mystères du Caravage, les opacifie. Le biographe s’attache aux faits, rien qu’à eux, même s’ils sont moins romanesques et parfois plus contradictoires que la légende. La démarche de l’auteur s’apparente à celle d’un enquêteur qui suit son homme à la trace, au gré des témoignages d’archives, mais surtout à travers sa peinture.


Fuir, là-bas fuir…

Au seuil de son enquête, l’auteur alerte le lecteur : "dès le premier jour, la légende – noire ou dorée, mais toujours chatoyante –, les fables improbables et les explications controuvées escortent la vie du Caravage".

En effet, rien n’est sûr au sujet de Michelangelo Merisi, dit le Caravage. Pas même son lieu de naissance : "Milan ou Caravaggio ?" Il semblerait que ce soit à Milan, en 1571. Mais l’enfant fuit très tôt avec sa famille à Caravaggio "dont par son génie il glorifia le nom". L’adolescent devient apprenti chez un peintre lombard, élève de Titien.

Puis Michelango Merisi quitte la Lombardie vers vingt ans (il a alors vécu la moitié de sa vie), auréolé d’une légende que rien n’atteste : un séjour d’un an en prison. A Rome, il erre d’atelier en atelier, achève ainsi sa formation et se forge une manière sans pareille. Ses premières œuvres sont remarquées notamment à cause de ce personnage "androgyne" et "provocant", dont on ne sait s’il s’agit de portraits de l’artiste lui-même ou d’un jeune sicilien en fuite – un collaborateur ? Un ami ? Un amant ?

Il est alors remarqué par les plus hauts dignitaires de l’Eglise romaine, et honore de multiples commandes. Ses peintures deviennent des objets de convoitise, et sa vie un perpétuel scandale. La virulence de ses détracteurs n’a d’égale que la puissance de ses protecteurs. Son existence est ponctuée de rixes, de séjours en prison, de procès. En mai 1606, il tue un homme dans un duel qui lui vaut d’être condamné à mort par contumace. Il fuit. Il gagne Naples, puis Malte où il est fait "chevalier de grâce magistrale" dans l’ordre des hospitaliers. Emprisonné à nouveau, il s’enfuit encore. Syracuse, Palerme, Naples… Il tombe dans une embuscade, et tente de rallier Rome "où le bruit court que la grâce pontificale était sur le point de lui être accordée". Mais sa felouque débarque à Palo où la mort l’attend, victime de la malaria ou de la dysenterie.


"Le premier artiste moderne"

Cette plongée dans la vie du peintre a pour but de montrer que sa peinture "ne sort pas d’un néant esthétique". Salvy montre en quoi il s’inscrit dans une tradition, qu’il tend à dépasser pour affirmer sa "manière, dans laquelle on retrouvera une forme particulière de naturalisme dans la représentation des personnages". Ce naturalisme est à l’origine de bien des scandales parmi ses contemporains. La "réalité populaire" de ses saints est révolutionnaire, comme Saint Jean-Baptiste dont la beauté sensuelle est celle d’un adolescent des rues ; un détail marque son refus d’idéaliser le réel : un ongle noir de crasse. A l’instar du peintre, ses personnages sont lascifs, charnels, pris sur le vif, dépouillés de tout artifice. "La nature pour seul modèle de son pinceau" écrit Bellori dans une Vita di Michelangelo da Caravaggio publiée en 1672.

Ce "naturalisme" est "un rejet de la poésie lyrique car il ouvre la voix vers une prose absolue". Douce mythologie qui en déshabille une autre : il n’y a plus la réalité d’un côté et la peinture de l’autre, elles se confondent désormais. Aussi le Caravage a-t-il "déshabillé de sa part mythologique" un Bacchus, qui ressemble moins à un dieu de l’Olympe qu’au "fils du marchand de fruits se déguisant en Bacchus". C’est la véritable modernité du génie italien, qu’essaye de résumer ainsi Marc Fumaroli dans L’Ecole du silence   : "le Caravage refuse la hiérarchie rhétorique entre sujets nobles et sujets bas. Il ne veut voir en tout que la vie de l’âme qui, traduite dans un langage de l’ombre et de la lumière, rend toutes choses égales aux yeux de Dieu comme aux yeux du peintre".

Au fur et à mesure, "les ombres envahissent les compositions". Avec la lumière, elles sont le principal sujet des tableaux. Elles semblent "survenir presque par hasard (mais un hasard bien concerté) afin de souligner justement la part du hasard dans les actions humaines". Ce traitement des ombres sera la véritable signature du Caravage et l’objet d’imitations multiples.


La biographie de Gérard-Julien Salvy ressemble à un labyrinthe où le lecteur, à moins d’être un amateur averti, se perd parfois. Mais la question véritable est : pourquoi le Caravage fascine-t-il tant ? Dominique Fernandez – qui a signé une biographie romancée du peintre, La Course à l’abîme   – avance une hypothèse : "Avant Van Gogh, peut-être, aucun peintre ne s’est engagé aussi violemment dans ses œuvres, n’y a risqué autant". Peu importe que le biographe sacrifie la légende à l’exactitude des faits : le Caravage demeure dans nos esprits cet ange des bas-fonds, érotique et baroque, irréel, dont la vie est un roman en clair-obscur.


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crédit photo : ginieland/flickr.com