Nous commençons à comprendre que dans certaines expériences nous voyons littéralement "le monde en peinture". L'auteur s'attache à nous le montrer.

Mille références étaient envisageables. C'est sur un propos de Balzac cependant que l'auteur ouvre le débat entrepris. Balzac, en effet, utilise les termes "poésie", "poème" et d'autres en dehors de toute référence à la littérature. Ils servent à qualifier des visages, des situations, dans des contextes disparates et somme toute "prosaïques". Quelles que soient les vies envisagées pour les personnages de ses romans, elles finissent par composer chez lui des physionomies poétiques. Et l'auteur, professeur à l'université de Genève, de nous renvoyer par exemple à Splendeur et misères des courtisanes, comme il aurait pu plus largement nous renvoyer à de nombreux vocables esthétiques utilisés au quotidien par chacun d'entre nous. Immanuel Kant remarquait à son époque que nous appliquons l'expression "c'est beau" aussi bien au "beau artistique" qu'au "beau naturel" (ce dont Hegel lui fait grief). Cela dit, à partir de ce point, deux options pouvaient être envisagées : soit s'intéresser à l'esthétique ou l'esthétisation du quotidien ; soit s'inquiéter de la manière dont nous transférons des qualifications apprises au sein des arts dans notre quotidien. La première option est fréquemment déployée, dans des ouvrages aisément abordables. La seconde l'est moins. En son temps, Alain Roger (Le Nu et le paysage) avait produit des ouvrages sur ce point, qui mériterait une nouvelle attention. Ici, l'auteur veut renouveler les accents de cette perspective.

S'agissant donc de revenir des œuvres d'art sur le quotidien, l'auteur est encore plus précis lorsqu'il affirme préférer ne pas parler de notre relation aux œuvres d'art, mais plutôt des traces de ces œuvres qui habitent notre vie mentale et qui affectent notre vision, notre perception et notre intelligibilité du monde. En somme, notre regard ne serait pas uniquement partie prenante d'une esthétique non artistique (notre rapport esthétique, esthésique et sensible au quotidien, voire au monde), il serait aussi constitué des schèmes qui se fabriquent progressivement dans et par notre rapport aux œuvres d'art. L'homo estheticus que nous sommes ainsi devenus, au fil des siècles, serait le résultat d'une relation à l'art qui n'est pas nécessairement experte, mais qui est envahie par un monde d'images apprises auprès des œuvres, de souvenirs musicaux, d'images cultes et de styles formels par lesquels notre regard est affecté. Par ces schèmes, pour partie, nous mettons en forme notre existence.

Certes, on pourrait croire que la voie sur laquelle l'auteur nous conduit prend le risque de nous enfermer dans le dandysme, ou les pratiques esthètes, et les différents modes d'affect de l'art. Pourtant, l'auteur ne tombe pas dans ce piège. Il se propose plus exactement d'étendre son enquête aux expériences esthétiques transcendant les objets qui en sont les déclencheurs (les œuvres d'art). Il choisit par conséquent un sujet plus "évasif" que le dandysme sur lequel beaucoup ont déjà travaillé (François Coblence, notamment). Il s'agit pour lui de tenter de cerner le glissement des schèmes artistiques hors des objets qui les ont préconçus, leur mise en solution dans les attitudes "naturelles".

Cette modélisation de l'existence humaine par des schèmes venus de l'art détermine un vécu esthétique. A ce titre, l'usage de la notion d'expérience est sans doute cohérent à défaut d'être réfléchi, dans l'ouvrage. On voit bien comment un auteur comme John Dewey (L'art comme expérience) a pu l'utiliser en frôlant parfois la même thématique. En tout cas, lorsqu'il s'agit de relier art et vie, Dewey a été le plus conséquent. Pourtant, l'auteur de cet ouvrage, lui, s'il s'accorde pour ne pas séparer art et vie (et en profite pour condamner un peu légèrement l'art contemporain sur ce plan), ne cultive par complètement l'empirisme induit pas la notion d'expérience de l'art. Mais on sait que ce problème est loin d'être réglé chez nos théoriciens qui prennent toujours ce vocabulaire pour établi, et a priori pertinent.

C'est ensuite en s'appuyant sur Balzac et Baudelaire que l'auteur insiste sur les deux notions par lesquelles il s'exerce à connaître ces schèmes et leur efficace : stase et flux. Sur ce plan, par exemple, la relecture des travaux de Baudelaire est d'autant plus importante qu'il n'a cessé de commenter les résonances affectives entre lui et les objets du monde. Qu'il nous porte à l'étude de l'excès de l'ivresse ultra-poétique ne change rien au principe de cette recherche. Ce qu'il convient d'en retenir est surtout ceci que la sollicitation de nos sens par les objets du monde peut se penser en termes d'énergie, d'intensités, de dépense et de conservation. Le fleuve de la vitalité se répand en acuité perceptive, même si, au premier abord, le sujet ne perçoit qu'un pêle-mêle de sensations. Et précisons-le, l'expérience du hachich n'est pas la seule garante de la pertinence du propos. Mieux vue, sans doute, par l'auteur, se trouve être cette idée que Baudelaire renouvelle la temporalité du moment poétique, en lui donnant la liberté et la transitivité d'une déambulation ou d'une fugue.

C'est donc tout un régime de l'imagination qui prend forme dans le rapport à l'œuvre d'art. Ce régime dessine un nouveau modèle de vécu poétique. Et ce dernier donne lieu à une circulation des sensations et des pensées jusqu'à un point d'homéostasie qui modifie notre rapport au monde, en le rendant plus poétique.

Passent donc devant nous les lectures de l'auteur (Ponge, James Sacré, Baudelaire, Pierre Pachet, ... ). Elles sont traitées sur le monde de l'impact et de la traduction (en termes de perception du monde). Elles font l'objet d'un double commentaire : d'un côté, l'analyse du rapport de l'œuvre au lecteur (voire à l'auditeur, en ce qui regarde la musique à laquelle un chapitre entier est réservé), par conséquent celle de la manière dont les œuvres vont chercher en nous des émotions enveloppées, et leur donnent les moyens de leur émergence par les schèmes agencés ; de l'autre, l'analyse du rapport entre ces schèmes incorporés et notre manière de regarder le monde. Il faut préciser cependant que la première analyse est la plus développée des deux, dans cet ouvrage, alors qu'on aurait préféré un approfondissement de la seconde, la moins connue et la moins commentée. Car, en ce qui regarde la première, en sus de nous raconter ses propres expériences du monde (le Maroc, l'Espagne, l'Inde, ...), ses propres lectures (Proust, Sartre, à ajouter aux précédents, déjà cités), l'auteur n'ajoute pas grand chose à ce que nous connaissons depuis longtemps.

C'est en revenant sur l'ouvrage de Pascal Griener   que la question centrale ressurgit : celle de la surabondance de vie des images, de leur capacité à s'évader de leur cadre et d'occuper notre vie mentale au-delà de leur contemplation. C'est alors Stendhal qui sert de support, lui qui dans ses Promenades dans Rome, fait jouer une attention habituellement centrée sur la contemplation des œuvres sur la vie romaine, et notamment les rituels religieux romains appréhendés par lui comme phénomènes esthétiques. Stendhal en effet cherche à forger toute la vie autour des moments privilégiés de délectation artistique qui en constituent l'acmé. La recherche du bonheur par l'art pousse à inventer une gestion nouvelle du quotidien. Elle impose de penser un emploi des jours et une économie de l'attention au monde. L'art, conclut l'auteur, appelle un mode de vie qui en un sens est l'œuvre principale de l'esthète.

En ce point, d'ailleurs, l'auteur est à deux doigts de découvrir un problème à traiter, celui du spectateur et de sa différence avec le passant du quotidien. Malheureusement, il ne va pas jusqu'au terme du débat qu'il engage. Les belles pages qu'il consacre à Stendhal auraient pu le conduire à aller jusque là. Il ne devait pas seulement s'y agir de l'égotisme. En revanche, il pouvait être question de penser vraiment la traduction des schèmes acquis en habitus efficaces. S'il y a bien un "syndrome de Stendhal", c'est que l'éducation à l'art est bien une chose, mais l'éducation par l'art en est bien une autre, dont il conviendrait de détailler mieux les secrets. Là dessus, la sociologie (Pierre Boudieu) a presque mieux fait que la philosophie, même si on doit en rappeler les limites.

L'auteur ne semble pas voir qu'il disposait d'une carte maîtresse : la thématique du rapport entre les schèmes de l'art incorporés et la vie quotidienne. Il ne cesse de la renverser, ou de la traiter à travers le regard des auteurs classiques dont il ne peut pas vraiment arguer puisqu'il ne les approche qu'au travers des œuvres. Montrer cela grâce à un personnage de la Recherche, c'est faire le sacrifice du problème puisqu'on reste dans les œuvres, et que le "réel" du personnage demeure un réel de papier.

C'est sans doute après s'en être aperçu que l'auteur revient à lui, et à ses parcours dans Paris. Assis dans le métro (le lecteur notera pour lui-même la cartographie parisienne de l'auteur), il nous parle alors des défilements visuels cinématographiques qui le hantent, des plages musicales qui aspirent son oreille, des enchâssements perceptifs auxquels il résiste ou non, bref des découplages visuels et auditifs qui le conduisent des œuvres vues au monde éprouvé. On attendait de l'auteur qu'il développe largement ces pages.

Au lieu de cela, il repart ailleurs. Dans un commentaire de l'époque. Nous expliquant alors les avatars de la confrontation entre son éducation et la réalité du monde contemporain. En un mot, il est attaché à l'uni-sensorialité de l'esthétique classique, n'aime pas la multi-sensorialité contemporaine (les multi-média), préfère la concentration sur une seul ligne perceptive, plutôt que les mélanges proposés de nos jours, ... Propension de plus en plus grande des auteurs, désormais, à nous faire part, un peu inutilement, de leur désarroi devant le monde qui est le leur/nôtre. Comme s'il fallait absolument donner les preuves d'un bon goût dépassé à l'épreuve de la culture du moment !

Pour clore cette lecture, insistons sur un point. L'auteur, nous semble-t-il, s'était voué à un objet tout à fait pertinent. Il y revient sur la fin du livre en nous parlant des photos qu'il a prise au parc de Bagatelle. Or, il s'aperçoit, à la relecture de ces photos, que son œil a construit, par l'intermédiaire de l'appareil, toute une scénographie classique, inspirée formellement des œuvres d'art dont il fait habituellement son miel (Alain Roger a fait la même expérience). C'est moins là une question de style personnel, effectivement, que de schèmes esthétiques incorporés. Et l'auteur de boucler son tour sur le propos suivant : "Pour finir, c'est à des considérations temporelles que je me sens reconduit. L'expérience esthétique me paraît opérer un redoublement de conscience de l'ordre d'une mémoire instantanée, bouclant le vécu en « moment » ou en souvenir immédiat". Voilà une thématique forte dont on regrette qu'elle n'ait pas été assurément prise en main