Histoire de la musique et musique de l'Histoire ; six bonnes raisons de lire et aimer ce livre.

Plusieurs raisons de recommander l’ouvrage d’Alex Ross, The Rest is Noise, au sous-titre ambitieux : "Listening to the twentieth century".

1. Il n’y a, en français, aucun ouvrage sérieux et esthétiquement équilibré sur la musique au XXe siècle, abstraction faite de Brève histoire de la musique moderne de Paul Griffiths, publié aux éditions Fayard. Qu’Alex Ross soit, comme Paul Griffiths, anglo-saxon, et qu’il soit comme lui non pas musicologue professionnel mais journaliste n’est pas anodin. La musicologie française a un large retard à combler en matière d’éclectisme : trop souvent, en dehors de Debussy, de Bartok, de Stravinski et de la Trinité viennoise (Schoenberg, Berg, Webern), le panorama musical qu’offrent les ouvrages français de la musique au XXe siècle se réduit aux compositeurs proches de Darmstadt.

2. Contrairement aux ouvrages où une litanie de noms de compositeurs tient lieu d’éclectisme (comme si le name dropping était un gage d’exhaustivité), The Rest is Noise ne craint pas d’être partial, sans pour autant tomber dans le partiel. Le livre ne prétend pas être une encyclopédie ; il n’est pas davantage un manuel. Avec simplicité, décontraction et impertinence, l’auteur fait partager ses goûts, parfois ses dégoûts, entraîne son lecteur dans une déambulation à travers le siècle qui n’exclut ni les réévaluations ni les coups de cœur. On trouvera ainsi un long chapitre sur Sibelius (jadis brocardé en France "plus mauvais compositeur du monde"), parfaitement informé, un autre sur Britten (sans doute le seul compositeur de la deuxième moitié du XXe siècle dont les opéras sont entrés au répertoire), des remarques abondantes et toujours sagaces sur Hindemith, sur Boulez, sur Copland, sur Bernstein…

3. Les fréquentes références au Doctor Faustus de Thomas Mann sont un fil directeur qui rend la lecture du livre aisée et plaisante : l’occasion nous est ainsi donnée de se pencher sur les exils à Los Angeles de Stravinski et de Schoenberg, les deux "frères ennemis", et de nous interroger sur leurs destins croisés.

4. La présentation des compositeurs par paires a également quelque chose d’attrayant. Ross s’attarde sur le couple Mahler/Strauss (deux compositeurs chefs d’orchestre qui s’estimaient mutuellement), et sur le couple Debussy/Schoenberg : deux inventeurs de la modernité musicale, l’un prolongeant la tradition tonale, l’autre s’étant efforcé de s’en affranchir à un certain moment.

5. The Rest is Noise donne l’occasion de se pencher sur des question rarement abordées dans les histoires de la musique : pourquoi y a-t-il si peu de femmes compositeurs, quels sont les liens entre musique et politique, dans quelle mesure la musique savante a-t-elle été influencée par les musiques populaires… Alex Ross livre quelques passages savoureux sur les tournées de compositeurs à l’étranger (Bernstein, Chostakovitch…), sur l’engagement politique de Copland, sur certains effets indirects du maccarthysme en musique : pour contrebalancer l’influence du réalisme socialiste en musique, la CIA aurait incité certains compositeurs (notamment Milton Babitt) à adopter un sérialisme perçu comme à l’opposé des théories jdanoviennes…

6. Enfin, l’essentiel, ce qui fait que ce livre devrait séduire autant les fans que les profanes, c’est qu’il tient les promesses de son titre et parle effectivement de musique : ça sonne, ça résonne, ça vibre… Alors que bien des historiens oublient ce fait pourtant élémentaire qui est que la musique s’écoute, Ross, sans jargon inutile, décrit les œuvres qu’il traite avec perspicacité et élégance, s’autorisant à l’occasion des analogies avec la littérature, le cinéma, les arts visuels…


> voir sur le même livre la critique de Réda Soufi.


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