* Cet article a initialement été publié sur Les clés du Moyen-Orient.

Directeur adjoint du Monde diplomatique, spécialiste de la région, Alain Gresh analyse la notion de Moyen-Orient. Evoquant le renouveau d’un sentiment d’appartenance commun, sensible au sein des sociétés arabes depuis les soulèvements populaires, il revient sur les tensions identitaires qui menacent les relations entre l’Europe et son voisinage musulman avant de livrer un point de vue critique sur la manière dont les médias généralistes couvrent l’actualité de la zone.

Selon votre appréciation d’intellectuel et de journaliste, à quelle réalité la notion de Moyen-Orient se réfère-t-elle ?

Comme toutes les expressions géographiques, la notion de Moyen-Orient est sujette à caution. Au sens politique, le Moyen-Orient est une conception britannique datant de la période coloniale qui correspond à une aire géographique placée sous le contrôle de Londres. Elle couvre alors le Proche-Orient arabe, de l’Egypte à l’Irak, ainsi que les pays du Golfe, Chypre, la Turquie actuelle, la Grèce et l’Iran. Au Monde et au Monde diplomatique, quand j’ai commencé à travailler, dans les années 1980, nous utilisions la notion de Proche-Orient qui ne comportait ni la Grèce ni la Turquie mais intégrait l’Iran. Le Grand Moyen-Orient pensé au début des années 2000 par les géopoliticiens américains courrait du Maroc au Pakistan, des territoires qui ont finalement peu à voir les uns avec les autres. Il faut en fait comprendre que les définitions géopolitiques de cet espace lui ont été imposées par des acteurs généralement extérieurs, et ce à des fins de domination. Les soulèvements populaires ont cependant montré qu’il existait un ensemble arabe cohérent. Une scène commune arabe s’est recréée à leur faveur. De nature politique et culturelle, cette renaissance relative doit beaucoup aux chaînes satellitaires en langue arabe et à la diffusion d’une culture populaire commune. Paradoxalement, le sentiment d’une appartenance partagée est relancé au moment où les aspirations à l’unité politique, qu’un dirigeant comme Nasser pouvait prôner, ont perdu toute influence.

Ainsi l’idée arabe aurait donc de l’avenir au Moyen-Orient, non plus comme projet étatique mais comme une ambition portée par les sociétés ?

Le sentiment d’appartenance commune des sociétés arabes est aujourd’hui assez fort malgré l’expansion de l’islamisme. L’idée d’un nouveau califat est tout à fait illusoire bien que sa disparition après la chute de l’Empire ottoman ait produit un traumatisme immense pour tout le monde musulman. En réalité, l’un des défis principaux que les sociétés arabes en transition doivent aujourd’hui relever est selon moi l’acceptation de la diversité, à la fois politique, religieuse et ethnique comme une réalité avec laquelle il faut vivre. Elles doivent rompre avec l’idée selon laquelle l’autre est un ennemi, un impie, un élément dangereux qu’il faut détruire. La construction d’une société capable d’accepter à nouveau sa multiplicité et la légitimité de ses composantes les plus diverses est un enjeu majeur des évolutions politiques tunisienne et égyptienne. C’est le cas aussi bien du point de vue des islamistes que de celui des laïcs. La création d’une identité arabe ouverte est souhaitable, elle permettrait de dépasser les apories du nationalisme arabe, qui comme tout autre nationalisme est fondé sur l’opposition à un "autre" et sur son exclusion.

Au delà de ces questions nationales, n’a-t-on pas tendance en Europe depuis la dernière décennie à confondre les limites du Moyen-Orient et celles du monde musulman ?

Je ne pense pas. Des espaces majoritairement musulmans tels que l’Indonésie ou même l’Asie centrale ne sont pas communément considérés comme partageant une communauté de destins avec le monde arabe ou avec l’Iran. Il est cependant certain que les interventions américaines ou occidentales en Afghanistan et en Irak au cours des années 2000, ainsi que les conflits qui ont suivi ont pu favoriser l’unification des luttes et le sentiment de participation, pour certains groupes armés, à un combat commun dans une aire géographique qui va du Pakistan au Mali, en passant par le Yémen et la Somalie.

Il semble cependant que les perceptions contemporaines tendent à définir des pays situés aux confins du monde musulman comme essentiellement européens et séparés par un fossé infranchissable de l’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient, ce sur une base qui paraît de nature religieuse. A titre d’exemple, le passé commun du Maroc et de l’Espagne semble oublié, de même que les liens historiques qui unissent les Balkans et la Grèce à la Turquie actuelle ou au le Levant. N’a-t-on pas connu une époque où les limites étaient plus poreuses entre ce qui est aujourd’hui considéré par le plus grand nombre comme relevant du Moyen-Orient et ce que nous entendons comme appartenant au monde européen ?

C’est certain, les frontières n’ont pas toujours paru aussi tranchées. Cette réalité est liée aux limites que l’Union européenne a fixées à son élargissement et au fait que l’Europe se perçoive de plus en plus comme une citadelle assiégée de toute part. Dans le contexte de crise économique que nous subissons, le projet européen est devenu exclusif. Le sentiment d’une appartenance déterminante à l’Occident, opposée à la barbarie environnante est, me semble-t-il, beaucoup plus fort aujourd’hui qu’il y a seulement trente ans. Cette évolution est due à la fois aux conséquences du 11 septembre 2001, au terrorisme islamiste qui s’est manifesté par la suite et aux angoisses que la présence de musulmans dans nos sociétés a commencé à produire, notamment du point de vue de la menace supposée que l’Islam ferait peser sur les valeurs dites "européennes".

La dégradation des perceptions dont la religion musulmane fait l’objet en Europe a évidemment une incidence sur la manière dont les sociétés européennes appréhendent un monde musulman fantasmé, perçu comme étranger et comme potentiellement dangereux. On tente parfois d’ancrer un hypothétique affrontement entre l’Europe et l’Islam dans un passé millénaire en convoquant les Croisades alors même que leur déroulement fut bien trop complexe pour satisfaire ce schéma basique. Les périodes de coopération entre ces deux ensembles – comme l’alliance de François Ier avec l’Empire ottoman contre Charles Quint – aux contours fluctuants ont en fait été bien plus importantes que les périodes de conflit, dont on voudrait faire aujourd’hui l’horizon historique unique des relations entre le monde européen et le monde musulman.

Il faut ajouter à cela l’affaiblissement des nationalismes en Europe et l’incapacité de l’idée européenne à susciter une adhésion subjective forte. On se trouve dans un vide identitaire qui peut rendre séduisante ou rassurante l’appartenance à un Occident chrétien plus où moins mythifié. Le rejet auquel a fait face la Turquie dans sa tentative d’adhésion à l’Union européenne est une illustration particulièrement parlante de cette réalité. Pas uniquement lié à l’état d’avancement des réformes politiques engagées au sein cet Etat marqué par une forte tradition autoritaire, ce rejet tient au fait que l’intégration de la Turquie dans l’Union eut impliqué que 80 millions de musulmans puissent devenir citoyens européens d’un seul coup et que cette perspective ait été perçue comme dangereuse. Maintenant que la porte de l’Europe paraît durablement fermée à la Turquie, les progrès en matière d’Etat de droit et libertés publiques qui y étaient encore d’actualité il y a seulement quelques années se sont ralentis et une certaine régression est à l’œuvre.

Pour conclure, quel est votre regard de journaliste et d’intellectuel sur la manière dont les médias rendent compte des événements en cours dans la région ?

Je considère que la couverture qui en est faite par les médias les plus suivis est généralement lacunaire et parfois peu renseignée. A titre d’exemple, personne ne traite de ce qui est en jeu aujourd’hui au Yémen depuis la chute du Président Ali Abdallah Saleh, personne n’analyse les évolutions à l’œuvre au sein de la société iranienne, au delà des péripéties du dossier nucléaire. On constate depuis la fin de la Guerre froide un net désintérêt des rédactions pour les affaires internationales, désintérêt auquel la crise grave que traverse le secteur n’arrange rien. Les journaux n’ont plus les moyens financiers d’entretenir des correspondants réguliers et même si les journalistes français spécialisés sur le Moyen-Orient sont compétents, ce sont les perceptions transmises par les éditorialistes qui sont les plus visibles et elles relèvent généralement du lieu commun

 

Propos recueillis par Allan Kaval pour Les clés du Moyen-Orient