La traduction en anglais de deux livres d'Elena Pulcini donne enfin la possibilité, à celles et ceux qui ne lisent pas la langue de Dante, d'apprécier toute l'originalité de son travail.

La publication durant l'automne 2012 de The Individual Without Passions. Modern Individualim and the Loss of the Social Bond, puis de Care of the World. Fear, Responsibility and Justice in the Global Age, au cours de l'hiver 2013, a enfin donné la possibilité, à celles et ceux qui ne pratiquent pas la langue de Dante, de se faire une idée plus exacte du projet philosophique que porte Elena Pulcini, dont il était jusqu’alors difficile d’évaluer toute la profondeur et la complexité à en juger aux deux ouvrages disponibles en français, au demeurant remarquables d’érudition et de finesse – Amour-passion et amour conjugal : Rousseau et l’origine d’un conflit moderne,   , et, dernièrement, L’envie : essai sur une passion triste   .

Elena Pulcini, actuellement Professeur de philosophie sociale à l’Université de Florence, s’est d’abord fait connaître en France, il y a une quinzaine d’années, pour ses travaux sur Rousseau, lesquels lui ont permis de se tailler rapidement une solide réputation de dix-huitiémiste. Mais le regard particulier jeté sur l’œuvre de Rousseau (mais aussi sur celles de Montesquieu, de Diderot, de Mandeville, etc.) témoignait déjà clairement, dès cette époque, que son enquête était motivée par une tout autre finalité que celle de l’exégèse des grandes pages de l’histoire de la philosophie morale et politique.

En effet, il ne s’est jamais agi pour Elena Pulcini d’immobiliser une œuvre en en proposant une lecture pour ainsi dire immanente par voie de systématisation et d'unification conciliatrice de ses différents éléments doctrinaux ; il ne s’est jamais agi non plus d’extraire un penseur du siècle au cours duquel il a vécu et travaillé, en faisant abstraction des multiples partenaires polémiques avec lesquels il n’a cessé de débattre, et en faisant comme si les problèmes qu’il a examinés appartenaient à une sorte d’essence éternelle de la philosophie. Tout en se conformant scrupuleusement aux exigences ordinaires de la critique et de l’exégèse des textes philosophiques, Elena Pulcini a toujours eu soin, dans ses études relevant de l’histoire des idées, de mettre l’accent sur l’historicité particulière des ensembles discursifs examinés, c’est-à-dire sur le fait que leur intelligibilité est conditionnée par un certain type de corrélation entre les concepts élaborés par les philosophes et la marche du monde, qu’ils expriment à leur manière tout en en influençant le cours. De la même manière, si l’on veut, que Max Weber avait cherché, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, à mettre au jour la part qui revient aux facteurs spirituels et religieux dans le développement de l’économie capitaliste, en élucidant les relations de renforcement circulaire entre la théologie calviniste et l’expansion du capitalisme moderne, de même Elena Pulcini se fixe pour objectif général d’analyser les structures anthropologiques du sujet moderne à l’âge de la mondialisation. C’est aux fins de cette enquête – qui constitue l’horizon ultime de tous ses travaux – qu’il lui a fallu ouvrir un vaste chantier impliquant de relire la plupart des penseurs majeurs européens de la fin de la Renaissance au seuil du XXe siècle, pour déterminer les conditions de la naissance de l’individu moderne dont l’identité se laisse plus aisément comprendre si l’on parvient à voir de quelle(s) façon(s) elle a évolué au cours des siècles précédents.

Un tel programme, on s’en doute, serait tout bonnement irréalisable si le chercheur ne se munissait d’une boussole lui permettant de circuler dans ces immensités discursives sans se perdre dans le détail des textes examinés, et en laissant donc délibérément de côté un vaste matériau historiographique et documentaire jugé sans pertinence. Consciente de cette difficulté méthodologique, Elena Pulcini s’est efforcé de défendre une thèse forte, qui la distingue dans le contexte de la philosophie contemporaine, portant sur le rôle constitutif des émotions (ou, dans la terminologie de la philosophie classique : des passions) dans la formation de l’identité personnelle et des liens interpersonnels. Selon Elena Pulcini, la singularité du projet de vie qui caractérise chaque époque se laisse fondamentalement élucider dans les termes des passions qui se révèlent, à chaque fois, prédominantes.

Résumant dans les premières lignes de The Individual Without Passions les acquis de l’enquête que l’ouvrage va conduire dans les chapitres suivants, elle écrit que "la naissance de l’individu moderne est marquée au sceau d'une ambivalence constitutive, en ce qu’il est tiraillé entre la conscience qu’il a de sa position souveraine et le sentiment de sa déficience, le désir d’auto-affirmation et le sentiment de déracinement, la volonté de conquête et le sentiment de perte. L’érosion des fondements théologico-politiques provoque un sentiment de ‘perte de l'ordre’, lequel sous-tend, selon Hans Blumenberg, la genèse de l’âge moderne, et expose l’individu à un double désordre : le désordre externe d’un monde ‘désenchanté’ et sécularisé que ne soutiennent plus les liens cosmiques et les règles hiérarchiques, et le désordre interne de la vie émotionnelle, laquelle revêt alors une importance et une légitimité sans précédent, tout en demeurant celée dans sa vérité propre. L’individu découvre qu’il est libre, autorisé à inventer son propre projet de vie, à explorer un monde infini offert à sa curiosité, empli de merveilles. Mais, parallèlement, il se sent perdu et faible du fait de la crise qui affecte toutes les certitudes antérieures, laquelle a pour effet de l'abandonner à des charges et des responsabilités nouvelles, et au chaos de nouveaux désirs, de nouvelles inclinations et de nouvelles passions"   .    

Prenant son point de départ dans l’analyse des Essais de Montaigne, Elena Pulcini montre que la conscience orgueilleuse de la position centrale qu’occupe le Moi avec ses mouvements intérieurs, ses passions, sa nature singulière et irréductible, est inséparable de la perception troublée d’une fragilité inédite face à un monde changeant et instable. Le retour sur soi, l’invite à se connaître et  à explorer son être, apparaissent chez Montaigne comme la seule réponse existentielle et morale possible à une double exigence qui s’impose à chacun, à savoir celle de défendre sa singularité originale, et celle de dénoncer sa faiblesse, laquelle est en somme celle de tous les hommes, créatures vides et besogneuses, vouées à trouver dans la prise de conscience de leur insuffisance et de leurs imperfections, l’axe, le point d’Archimède autour duquel faire tourner une existence instable et fluctuante. Encore inspiré par l’idéal de sagesse stoïcien qui résiste à l’effondrement des idéaux moraux traditionnels, Montaigne se fie à la force de chacun, à la capacité qu’a chacun de découvrir en soi la voie de la sagesse en devenant "spectateur" des conflits du monde.

C’est dans le même monde désenchanté que s’aventure un Descartes, tel que le lit Elena Pulcini, en ce qu’il radicalise la perte de toute certitude par la systématisation du doute, et en ce qu’il fait lui aussi appel à la maîtrise de soi  fondée sur l’absolue puissance de la volonté, laquelle rattache Descartes à l’anthropologie de la Renaissance et, surtout, au modèle héroïco-aristocratique représenté par exemple dans le théâtre de Corneille.

La perte de cette confiance, le scepticisme absolu envers le pouvoir de la volonté de la raison, signe en revanche le plein passage à la modernité et aux défis radicaux auxquels est confronté l’individu. L’image hobbesienne d’un individu faible et isolé, épouvanté par les dangers qui le menacent et en conséquence tendu vers l’effort qu’exige la conservation de soi est, selon Elena Pulcini, une parfaite illustration de ce passage. La condition précaire et vulnérable de l’individu moderne s’impose alors avec une intensité dramatique. L’individu ne trouve désormais plus en lui les ressources anthropologiques et morales pour faire face au déracinement et à l’incertitude, et pour reconstruire une identité autonome qui lui soit propre. Il est en proie, comme tous ses semblables, à des passions incontrôlables – à commencer par la passion de défendre sa propre vie, au double sens d’éviter le mal qui le menace et de se procurer les biens dont il a besoin. C’en est définitivement fini de la position de spectateur, qui chez Montaigne permettait encore à l’individu de rester en dehors de la mêlée, d’observer de haut la tempête des conflits humains. Unis dans la faiblesse et réciproquement impliqués ou "embarqués" dans le même bateau, les hommes sont tous appelés pour cette raison même à trouver une solution commune, dont la possibilité ne se trouve plus à l’intérieur du sujet, mais dans une entité politique artificielle étrangère à la dynamique émotive et conflictuelle, et partant capable de se poser en garante de la vie. Ce glissement du Je au nous fonde l’origine de la politique moderne, en reconnaissant dans le même temps l’imprescriptibilité du lien social, fût-il négatif et conflictuel.

L’équilibre ainsi trouvé va vite se révéler illusoire pour la construction de l’identité individuelle, et c’est en ce point qu’Elena Pulcini situe la critique rousseauiste de la modernité, laquelle marque la crise des mythologies des passions prométhéennes. A L’élan prométhéen extraverti qui caractérise l’individu compétitif d’une société mercantile et bourgeoise en pleine expansion, Rousseau oppose un mouvement entropique intraverti, une recherche désespérée d’authenticité et de fidélité à soi-même ; il répond à la volonté d’acquisition de l’individu aspirant à la domination et à l’appropriation par la recherche passionnée d’un espace intérieur privé qui confère de la dignité aux affections et à l’imagination.

Mais l’importance croissante ainsi accordée à l’authenticité du Je et à la réalisation personnelle apparaît, telle surtout qu’elle est formulée dans les écrits autobiographiques, comme une sorte d’introversion stérile, d’isolement, de renoncement apathique au monde. C’est avec Rousseau, selon Elena Pulcini, qu’entre en scène cette image narcissique du Je destinée à se transformer par la suite, notamment à l’époque contemporaine ou postmoderne, en pathologie sociale, selon une filiation qu'elle reconstitue patiemment, en remontant le cours de l’histoire jusqu’aux théories féministes actuelles du care.                      

Ainsi brièvement résumé, le projet que porte Elena Pulcini frappe immédiatement par son ambition, en faisant songer, par certains traits, à l’entreprise de Hans Blumenberg dans La légitimité des Temps modernes. Mais cette comparaison se révèle en fait inexacte, comme le révèle la lecture de son dernier livre que viennent de publier les éditions Springer, dans la mesure où il apparaît désormais que ce projet est indissociable de l’élaboration d’une théorie morale (d’inspiration lévinassienne), d’une théorie de la justice (redevable aux théories anglo-saxonnes du care) et même des premiers éléments d’une philosophie politique (pour laquelle Jean-Luc Nancy et Hannah Arendt constituent des références capitales). Au fil des ans, le travail d’Elena Pulcini a donc fini par revêtir une remarquable ampleur et une indéniable originalité qui l’apparente, plutôt qu’au travail de Blumenberg, à celui de Martha Nussbaum, ou encore à celui d’Axel Honneth et à celui de Daniel Innerarity, avec lesquels il entretient d’ailleurs une discussion explicite