L’écrivain espagnol Juan Goytisolo livre sa vision de la vie et de l’œuvre de celui qui fut longtemps son ami : Jean Genet.

Le titre de cet ouvrage nous promet un “Genet à Barcelone” mais relève en partie de la fausse piste. D’abord, parce que Juan Goytisolo propose en réalité un recueil de quatre essais, déjà publiés auparavant, et de quelques lettres inédites que lui adressa Jean Genet entre 1955 et 1974 parmi lesquels seulement vingt pages évoquent le passage de l’auteur des Bonnes à Barcelone.

Ensuite, car cette expression, statique, n’est pas à l’image du si mobile Genet qui ne tenait pas en place et qu’on suit en réalité ici des Pays-Bas à la Jordanie en passant par l’Italie, le Maroc ou le Canada et, bien sûr, Paris. Quatre essais, des photographies et des lettres : un livre fragmenté, multiple, pluriel, c’est-à-dire à l’image de l’homme complexe et au chemin sinueux qu’était Jean Genet.

C’est par l’intermédiaire de Monique Lange, qui fut pendant longtemps sa compagne, que Goytisolo – écrivain majeur espagnol exilé en France – fait la connaissance de Genet, à Paris, en octobre 1955. Ils restèrent amis jusqu’à la fin des années 1970, avec des hauts et des bas qui semblaient inévitables. L’auteur catalan reconnaît que Genet a été pour lui une grande influence sur le plan moral, lui permettant par exemple d’abandonner la vanité de sa jeunesse et de se méfier des mondanités. Ces essais, évoquant des périodes très différentes de la vie de Genet, nous offrent donc un portrait complet, livré sous forme d’hommage, par touches impressionnistes.

Le premier essai donne donc son titre à l’ouvrage et retrace la période barcelonaise de l’auteur quand, au début des années 1930, il hantait le Barrio Chino – quartier chaud de Barcelone, à l’époque, rebaptisé depuis le “Raval”. Ce n’est pas la Barcelone littéraire que Genet a cherchée dans ces rues interlopes mais la Barcelone pécheresse des bas-fonds, celle qui inspira également Paul Morand, Georges Bataille ou Joseph Kessel   et qu’on retrouvera plus tard dans le célèbre Journal d’un voleur.

Pendant ces années catalanes, la pauvreté n’est pas une simple posture ; l’indigence est si grande qu’elle en devient une aventure esthétique et morale. Là-bas, pour survivre, il se livre au vol, à la mendicité et à la prostitution, monnaie courante dans le quartier, notamment au cabaret La Criolla, rue Cid, où Genet se travestit en femme. Il s’intègre ainsi à ce qu’il nomme la “confrérie des mariconas” (nous dirions des “folles” en français, mais Genet aime employer le mot espagnol, sans doute plus pittoresque à ses yeux). On le suit donc au milieu des rades mal famés, territoire des poux, des ordures et des haillons. Dans une lettre adressée à André Gide en 1933, il résume ainsi sa situation misérable : “Je suis sans un sous à Barcelone […], je suis orphelin et j’erre de café en café”   .

Lorsqu’il arrive en Espagne, Genet a déjà derrière lui un passé difficile et marginal – pupille de l’assistance publique, il est passé par les maisons de redressement puis les casernes – mais Barcelone marque une période charnière dans sa vie, où s’affirme sa véritable fascination pour la pègre. Vivant au quotidien la misère et le regard des autres sur celle-ci, il devient invulnérable à l’insulte. À partir de ces années, il affichera toujours l’orgueil et la superbe comme seules réponses au mépris des autres.

Après ces quelques pages fondatrices sur l’époque barcelonaise, le deuxième essai est en réalité un chapitre du texte autobiographique de Goytisolo Les Royaumes déchirés   où la description se fait forcément plus intime. À Paris, l’appartement de Monique Lange, rue Poissonnière, devient à la fois la cantine et le secrétariat de Genet. On y croise Madeleine Chapsal, Jean Cau, Violette Leduc, Gaston Gallimard ou encore Cocteau – qui avait aidé à le faire sortir de prison mais dont il exècre farouchement le côté mondain.

Le portrait qui se dessine est celui d’un homme à la vie faite de changements de cap, pour qui honneur et déshonneur semblent des valeurs inversées. On y croise tour à tour un Genet désintéressé par la littérature d’idées, au langage trop lisse et prévisible selon lui   , un Genet facétieux, qui n’hésite pas à vendre à ses éditeurs des titres de livres inexistants pour récupérer de l’argent   , un Genet fuyant aussi, toujours sur le départ, qui avait l’habitude de disparaître de la vie de personnes qu’il avait côtoyés, un Genet plus intime enfin, avec sa canne ou son obsession pour le Nembutal et les somnifères en général.

Les quelques anecdotes qui sont rapportées nous permettent aussi de voir à l’œuvre la dimension provocatrice de l’homme. Ainsi, invité par le directeur d’un centre de réinsertion en Suède, il enjoint les adolescents à ne pas accepter la main tendue et à garder “ce qui les singularise et les distingue de la société” pour ne pas se dépouiller de leur beauté, provocant la consternation du directeur   .

C’est dans l’essai intitulé “Genet et les Palestiniens”, que la dimension politique est la plus présente. Notamment par le biais de l’hommage que fait Goytisolo au Captif amoureux, livre posthume réputé difficile sur la révolution palestinienne et ayant suscité de vives polémiques et incompréhensions. Goytisolo montre comment, en plus d’y justifier son engagement pour la cause palestinienne, Genet mène dans ce texte une profonde réflexion sur l’écriture, la mémoire, la société, la mort et autant d’autres thèmes clé. On redécouvre l’auteur militant pour l’indépendance de l’Algérie, puis soutenant avec enthousiasme les événements de mai 1968 ou encore vivant au milieu des guérilléros de l’OLP en Jordanie et au Liban. Dans ses engagements se confirme une haine viscérale pour le système social et les inégalités en tout genre qu’il entraîne, et une révolte constante contre l’ordre établi, tant sur le plan social qu’artistique ou moral. Genet aura toujours été convaincu, par exemple, que les attentats constituent une réponse des opprimés à l’oppresseur   . Sa détestation de la bourgeoisie était telle qu’il approuvait tout acte susceptible de lui nuire, faisant preuve en cela d’un radicalisme acharné.

Notons pour finir que le passage, pourtant bref, de Genet à Barcelone, a laissé des traces et suscité beaucoup d’hommages, à l’instar de ce livre. La mairie de Barcelone a donné il y a quelques années le nom de l’auteur à une petite place du quartier du Raval, tout près de la rue du cabaret qu’il fréquentait. L’année dernière, dans ce même quartier, le prestigieux MACBA   a consacré une exposition à l’expérience de Genet à Barcelone, mêlée à celle de l’architecte Le Corbusier. Genet l’Espagnol est plus que jamais célébré. À la fin de sa vie, l’écrivain se détachait de plus en plus de la France, comme le confirment ces quelques mots d’une lettre adressée à Goytisolo en 1974 : “La somme de tout ça donne ce pays – qui n’est plus le mien mais qui est maintenant le vôtre – la France”   . Jean Genet repose d’ailleurs dans le cimetière espagnol de Larache   , aujourd’hui abandonné, et dont l’unique voie d’accès traverse la décharge publique de la ville   . Nul doute que cette ironie tragique aurait plu à Genet, si fier de ses années au milieu des nobles ordures.


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