Qu'est-ce que s'orienter dans le monde et dans la pensée ? Une exploration des cartes (géographiques, artistiques et mentales) permet de comprendre les enjeux de cette question.

a question de l'espace inquiète les philosophes au plus haut point, notamment depuis qu'ils en ont fait un instrument de critique de la pensée de l'histoire. Il n'est que de suivre les grands courants de pensée du XX° siècle - l'auteur n'y fait que peu allusion - pour s'apercevoir que les Deleuze, Foucault et quelques autres se focalisent sur l'élaboration d'une pensée de l'espace et de l'espacement, au sens où l'écart entre deux actions a la propriété de les espacer et par conséquent d'ouvrir le champ de l'action. Ce n'est d'ailleurs pas seulement cela qui doit nous retenir, mais aussi la manière dont les philosophes redéfinissent l'espace des luttes politiques et sociales, et la figure des sujets révolutionnaires.

Aussi retenir pour sa lecture un ouvrage tel que celui-ci va presque de soi. On ne peut dissocier la question de l'espace de celle des cartes, des cartes conçues comme instruments d'orientation et de navigation, mais aussi des cartes qui, au-delà de la lecture d'un territoire, offrent les moyens de nous ouvrir à de nouvelles réalités.

D'ailleurs, les artistes se sont attachés depuis longtemps à développer des géographies artistiques, que l'on peut caractériser comme des éléments d'un art "géocritique" ou "topocritique". L'intérêt de ces travaux réside dans la manière dont ces artistes relient des phénomènes physiques ou économico-politiques à des orientations artistiques, sans opposer pour autant une géographie plate et un art créatif. Les artistes ont rapidement compris que s'ils voulaient travailler avec des géographes ou des données géographiques, il fallait sortir des relations sommaires, quitte à inventer des cartes destinées à mettre en public des petits récits à une époque où le sentiment d'une désorientation générale est patent. Disons des sortes de structures narratives de sauvegarde ou de proposition.

Au long de leur histoire commune, et d'une histoire commencée autour de cartographies séculaires, de nombreux objets de recherche croisés ont fini par émerger entre géographie et arts :

- de la part des géographes : des enquêtes sur la géographie artistique (la répartition géographique des écoles artistiques et la construction de tableaux de provenance des artistes ou de répartition des centres artistiques sur des territoires donnés), sur la géographie du fait culturel, sur l'expansion de la création et des lieux culturels, sur les artistes en tant que créateurs à part entière de l'organisation des villes, ...

- de la part des artistes : des travaux sur les cartographes (Vermeer), sur l'amélioration des cartes de géographie (Léonard de Vinci), sur l'interprétation des signes en géographie, sur les cartographies, ...

- de la part des uns et des autres : des recherches sur le couple centre-périphérie, qui connaît une fortune certaine dans les sciences sociales, et qui a rendu possible un échange fécond sur les topographies des consensus, sur les conflits, sur les sociétés périphériques.

Pourtant, l'auteur ne souhaite pas nous laisser nous égarer. Il sait trop que les cartes routières, ou les cartes maritimes, ou les cartes militaires ne constituent qu'une des possibilités de la réalisation d'une carte. Il connaît non moins bien le travail incessant des poètes, et des artistes, pour déstabiliser nos cartes mentales. Aussi décide-t-il de restreindre son champ d'analyse aux seules cartes qui ne postulent aucun principe d'analogie.

De telles cartes, il en existe beaucoup. L'auteur cependant n'organise pas un panorama de la pensée non analogique. Il prend des exemples, il étudie une de ces pensées, celle de Henri Michaux, et il en tire une théorie ou une philosophie des "profondeurs folles de nos contours incertains", des géographies improbables et inconnues qui ont au moins le mérite de bouleverser nos frontières mentales et nos points de fixation finalement fictionnels.

Après avoir structuré son propos autour de la notion de carte et rappelé l'étymologie du terme, l'auteur, philosophe, professeur à Nanterre, souligne que notre champ de référence concernant les cartes est beaucoup trop restreint. Il se borne en général aux cartes de géographie, à ces cartes qui mesurent un espace, sont politiques quand elles abordent le territoire comme espace à conquérir, et un peu artistiques lorsqu'elles sont décorées. Mais ces cartes restent prises dans une représentation du monde qui peut être soit la reproduction de territoires existants, soit l'interprétation de territoires illusoires.

Néanmoins, même ce type de carte pose un problème. En effet, devant une telle carte, le lecteur se demande si elle représente un territoire à l'échelle ou si elle est un prisme pour comprendre l'étendue qu'il a sous les yeux. L'enjeu de la carte est donc sans doute là : ne pas être considérée comme carte mais s'imaginer plus grande qu'elle ne l'est réellement. De ce fait, la force de la carte serait à la mesure de son ironie : elle se moquerait autant du territoire qui croit lui servir de modèle que d'elle-même lorsqu'elle se pavane avec des contours prétentieux à l'échelle d'un Empire.

La carte est faite pour nous orienter, mais en même temps elle nous tranquillise, elle nous suggère que les territoires ne sont pas si certains que cela. On peut suggérer, à cet égard, à l'auteur, de revoir le film de Chaplin, La Ruée vers l'Or, pour y voir Charlot égaré dans une tempête de neige sortir de sa porte un papier sur lequel sont portés le nord, le sud, l'est et l'ouest, mais Charlot ne sait pas dans quel sens prendre le papier !

Voilà qui nous fait passer au véritable sujet de cet ouvrage : la carte est vivante et transformable à l'infini. Elle n'est pas réductible à la représentation fidèle d'une réalité observée. Elle nous dit que derrière la représentation se cache, non pas une réalité figée, mais un réel en construction permanente.

En somme, le véritable objet de cet ouvrage est de fouiller, non pas le contenu des cartes ou leurs agencements, mais davantage les interprétations que l'on peut faire des cartographies dans l'espoir de trouver la distance intérieure, sans doute propre à chacune, mais aussi propre à celui qui la conçoit. De plus, l'objectif est d'envisager la carte comme le récit d'un contour qui se recompose, au gré des circonstances, selon des plissements enchevêtrés sans fin. Il est alors question de suivre Vermeer, Cézanne, Klee ou Magritte, mais aussi les cartes dessinées par les malades, ou les corps déchirés des grands autistes.

Ce qui est alors passionnant dans l'ouvrage, c'est le suivi de ces cartes sans analogue (René Daumal), celles qui déclinent des imaginaires, des cartes finalement, et le jeu de mot est particulièrement bien choisi, "ab(y)îmées", voire des cartes hystériques. Dans ce moment de la carte étudiée, la carte se présente comme une anamorphose. Elle trace un contour, une forme autre qui, dans certaines circonstances, mime de manière ironique la réalité, mais parfois aussi l'invente. L'anamorphose - et l'auteur cite évidemment J. Baltrusaitis - ici invente.

Pour entrer dans l'ouvrage, il faut que le lecteur accepte de perdre le nord. Ce n'est qu'en étant enfin désorienté qu'il peut se poser la question de la carte. Il est vrai que lorsque les philosophes posent la question de l'orientation - Immanuel Kant en témoigne - ils cherchent d'avance des repères. Alors, il faut que l'on apprenne à se dispenser de ce geste. Les cartes, en effet, ne servent pas uniquement à s'orienter.

En ce point, il est extrêmement difficile de rendre compte de la richesse (intellectuelle) de cet ouvrage. Si le sujet intéresse le lecteur, il doit s'y livrer en apprendre à naviguer entre les découpes proposées comme autant de chapitres. Il passe ainsi de l'espace circonscrit par Henri Michaux aux entrelacs de Maurice Merleau-Ponty, puis il est propulsé dans les contours aventureux de Paul Klee et René Magritte, avant de terminer plus classiquement chez Vermeer. A propos de ce dernier, il suivra les compositions de deux toiles, éloignées dans leurs propositions, mais qui donnent le ton de la visite proposée, et concentrée sur l'intériorité de la distance picturale. Le géographe et l'astronome de Vermeer servent à définir deux lectures différentes de la carte, l'un dessinant une carte représentative, l'autre ouvrant une carte ironique et intérieure. L'auteur entreprend cette exploration avec tous les instruments dont nous disposons de nos jours, et relève qu'il y a, chez Vermeer, une espèce d'infini mathématique, dans chaque centimètre carré de peinture (suite à une remarque de Bazaine).

On n'en finit pas de se passionner pour toutes ces pages consacrées à la carte. Au lecteur de se lancer s'il a le moindre intérêt pour un jeu conceptuel qui, partant de la carte physique, ne cesse de le renvoyer aux cartes mentales que nous nous fabriquons