Le portrait vivant d'un style politique qui, au-delà d'un régime éphémère, s'est imposé durablement.

Anne Martin-Fugier a toujours eu l'art de dresser le portrait d'un milieu historique, de définir les habitus d'une classe sociale et de restituer ainsi l'atmosphère d'une époque. Elle chérit tout particulièrement ce long XIXème siécle qui étend son emprise jusqu'au basculement de la première guerre mondiale.  A travers les bonnes, les bourgeoises ou les romantiques, c'est un modèle de sociologie historique impressionniste que dessine l'auteur.

On parlera ici d'impressionnisme, non pour sous-entendre un quelconque flou mais pour mieux souligner la mise en lumière choisie de tel ou tel aspect d'un monde social et le fait de le restituer par touches successives, sous plusieurs angles et plusieurs éclairages, plutôt que par la pesante démonstration continue d'une thèse. Anne Martin-Fugier pratique ainsi une forme de mise en abyme. L'aspect partiel et non linéaire que constitue l'étude d'un groupe social historique à travers des thématiques cloisonnées s'insère dans un mode de présentation d'une époque qui répond aussi à ce schéma.

Ainsi, c'est une succession de chapitres thématiques qui organisent la réflexion et non un découpage chronologique par inflexions temporelles majeures. Si un tel rendu est assez aisé lorsqu'on aborde la sociologie historique qui en constitue un support naturel, il devient un défi lorsqu'on s'attaque précisément à décrire une époque et une vie particulière dont la soumission au temps est une donnée inoccultable. L'évènement vient ici nécessairement bousculer l'ordonnancement abstrait de la peinture de groupe. Pour autant, c'est une histoire a-causale qui montre plus qu'elle ne prouve, qui décrit et dépeint sans pesanteur explicative. Le lecteur doit ainsi faire un travail qui fait de ces livres une véritable rencontre avec les figures et les personnages qui les composent, sans le moins du monde tomber dans l'écriture romantique de l'histoire.

Toutefois, il ne faut pas ignorer qu'Anne Martin-Fugier a toujours eu le talent de restituer le détail dans l'étude d'ensemble, de rendre saisissant le fait au sein de l'analyse, de donner sens à l'illustration. L'anecdote n'est jamais dénuée de profondeur interprétative. Elle réussit toujours à garder cette focale qui fait les grands historiens, ceux qui passent avec aisance de l'analyse globale à la narration, et du récit à l'interprétation. Elle y parvenait déjà magistralement dans Louis-Philippe et sa famille, utilement réédité   .

Le charme discret de la bourgeoisie

Cette méthode qui fait fi d'une chronologie ordonnée mais  parvient avec justesse à restituer un climat est ici, de manière très brillante, appliquée à la Monarchie de Juillet et à l'art biographique. A travers un petit ouvrage composé de strates multiples, elle offre une analyse de ce fait majeur qui résume les 18 années de règne du roi bourgeois : l'anachronisme d'un régime à la fois trop ancien et trop moderne, et surtout l'impossible positionnement dans l'espace public et symbolique d'un roi qui semble à l'histoire de France ce que l'oxymore est à la stylistique.

On prévient toutefois qu'il ne faut pas songer ici à l'exhaustivité qui n'est pas le but poursuivi, et dans une bibliographie fort courte, les curieux iront consulter le récent et chronologique La monarchie de Juillet de Gabriel de Broglie   ou le "Que-sais-je ?" d'Hervé Robert   , plus thématique.

Toutefois, pour parler de Juillet, il ne suffit pas de s'arrêter aux minces clichés habituels que livre une époque obscure pour le grand public qui en retient surtout la richesse littéraire. Le terme "d'entre-deux" qui revient souvent est certes d'une certaine manière validé par cette étude. Mais là ou on s'imagine le règne des Orléans comme un creux, un vide ennuyeux, l'historienne en restitue la tension fondamentale et l'importance dans la maturation d'un paysage politique et idéologique français qui subsiste jusqu'à nos jours.

Paradoxalement, c'est le caractère en apparence paisible de l'époque qui en révèle la caractéristique : celle de la prise du pouvoir culturel par la bourgeoisie. Par culturel, on n 'entend pas ici la production intellectuelle, qui demeurera rêtive au régime : c'est au contraire  le temps d'une alliance objective entre Bohême romantique et Noblesse ancienne qui honnissent en Louis-Philippe l'esprit des idées libérales pour les uns, l'esprit bourgeois et la vertu de l'épargne pour les autres, deux faces solidaires du "moment Guizot", comme l'a nommé Pierre Rosanvallon. Il n'y pas eu durant ces 18 années d'élan similaire à celui de la Restauration, qui fut accompagnée d'un véritable foisonnement d'oeuvres importantes, encore de nos jours, pour la pensée conservatrice. Guizot fut à la fois le théoricien et le praticien de ce pouvoir, et c'est en lui seul pratiquement que repose l'esprit intellectuel et politique de Juillet.

Décrire la vie quotidienne de Louis-Philippe et les siens est en fait un biais pour décrire cette installation de la bourgeoisie dans les coulisses d'un pouvoir monarchique qui n'a jamais fait que survivre formellement tandis que régnaient des us et coutumes qui lui étaient auparavant étrangères. Le secret de la durée relativement longue de l'épisode et de l'échec final de Juillet, qui ne sut se rendre pérenne, obéit en fait au même ressort.

Plus que d'anachronisme, Louis-Philippe semble en fait souffrir d'"anatopisme", si l'on permet ce néologisme. Il semble ne jamais pouvoir se positionner entre la simplicité de ses vertus privées et la nécessité inhérente à toute monarchie de sacraliser sa personne publique. Ce perpétuel déséquilibre s'incarnera ainsi dans le financement de son train de vie tout fait de mondanités et d'oeuvres charitables (il mènera pour sa part une vie très simple) et qui engagera par trop les finances publiques. Alors qu'il possédait un riche domaine privé, Louis-Philippe finira endetté. L'auteure montre ainsi, dans chaque détail de la vie privée du roi et de sa famille, ce décalage constant qui en fait dans le même temps le premier bourgeois de France et le dernier monarque, M. Prudhomme et un nouveau Louis XVI.

L'éducation des enfants obéit à ce même et périlleux entre-deux. Alternant précepteurs et enseignement public, les choix de Louis-Philippe semblent là encore osciller entre l'éducation traditionnelle des princes et les commencements d'une forme de prise en compte du mérite que traduit le développement de l' Ecole. Ainsi, au milieu d'une scolarité entourée de condisciples, les jeunes princes déjeunent isolés  avec leurs précepteurs qui leur distillent quelques cours supplémentaires.



Dans sa conclusion, l'historienne résume parfaitement sa méthode qui consiste à identifier des signes porteurs d'un sens plus large. Elle donne toujours la liberté et le soin au lecteur de les identifier ; pari sur l'intelligence. Toutefois, lorsqu'elle explique comment l'étiquette qui consistait à envoyer un pair de France porter certains messages fut remplacée par l'envoi d'un simple valet, mais que le rituel de réception fut conservé, ce qui le rendait ridicule, elle résume d'un trait 18 années. On perçoit dans cet insignifiant détail toute la vérité de Juillet : celle d'une superposition incongrue de deux temps passés et à venir qui étaient ceux de deux classes sociales rivales: noblesse et bourgeoisie.

L'orléanisme comme style politique

Un autre intérêt du livre est aussi de nous aider à caractériser l'orléanisme comme pratique intime, habitus social et style politique et de considérer que ces trois éléments le constituent à parts égales.

Comme pratique intime, Louis-Philippe semble inventer une certaine mise en scène de sa vie familiale et consacrer l'avènement de la famille bourgeoise aisée traditionnelle telle qu'elle nous apparaît aujourd'hui. Le tableau du peintre officiel de l'époque, Horace Vernet,  le représente chevauchant à la sortie de Versailles en compagnie de ses fils.
Ce qui pourrait être une peinture solennelle traduit l'importance de la famille dans la représentation sociale du roi. Sa volonté de proximité, l'austérité relative de ses moeurs apparaît ainsi dans cette scène où, bien qu'au centre du tableau et légèrement avancé, c'est une impression d'horizontalité qui domine. Jusque dans l'alignement des princes dans l'iconographie, on demeure incapable de hiérarchiser et de créer la distance nécessaire à la légitimation du pouvoir.  Le régime semble ici traduire son incapacité symbolique à s'inscrire dans la succession temporelle et à évoquer l'immuable de la fonction, qui est tout de même l'idée-force de la monarchie sans laquelle elle ne peut plus guère présenter de grande utilité, y compris et peut-être surtout en régime constitutionnel.

Anne Martin-Fugier nous révèle aussi, dans les relations internes à la famille, l'utilisation de surnoms assez surannés et un peu ridicules. Là encore, sous les dehors d'une certaine trivialité pourtant non calculée transparait une forme de difficulté pour le plus anglais de nos monarques à se fondre dans l'apparat propre au culte de la majesté de l' Etat. On imagine difficilement De Gaulle surnommer son épouse "Vovonne". Louis-Philippe pour sa part ne recule pas devant ce type de familiarités. Il y a chez lui une revendication de proximité, un droit à la vie privée certes moderne, qui tranche avec une époque où la sacralité de sa fonction demeure, en dehors de toute légitimation religieuse.

Cette difficulté à délimiter le personnage privé et ses apparitions dans l'espace public connaît ainsi maintes traductions. L'affaire de la dotation du Roi qui s'élèvera au double de celle de la Reine d' Angleterre irritera donc l'opinion et le fera passer pour radin, ce qui est faux. L'importance de son domaine privé en fait aussi un homme riche qui bénéficie d'une rente de 2 millions de francs annuels. Son manque de lucidité financière l'amène à privilégier la rente foncière et à ne pas accompagner les débuts de l'industrialisation.

Son habitus demeure dans le domaine financier comme dans tous les autres, celui d'un bourgeois de son temps. Plutôt incroyant en matière religieuse, il parade à la messe, ce qui l'ennuie. Il respecte l'institution ecclésiale qui n'aura jamais en lui grande confiance, mais qui le considère comme un moindre mal. Comble de la platitude, le monarque est fidèle et bon père de famille, voire affectueux. Le roi aime à se promener comme tout à chacun au milieu des rues, à répondre à des pétitions ; la reine aime à faire la charité et à distribuer des aides. Le livre pourrait ainsi s'intituler "la vie quotidienne au temps de Louis-Philippe" sans qu'on ait en fait grand chose à y changer, et c'est le talent de l'auteure de restituer ainsi la "banalité novatrice" du Prince. 

Enfin, et c'est sans doute ce qui est le plus riche d'enseignement pour notre temps, l'orléanisme se révèle être un style politique avant toute chose, un style politique qui englobe ce rapport à l'intime comme cette façon particulière d'appréhender le rapport entre public et privé au bénéfice de ce dernier. Il se caractérise par une proclamation tapageuse, quoique sincère, de proximité et de modernité.

Le régime de Juillet bénéficia ainsi longtemps d'un certain crédit en la matière. Il valorise l'expression des vertus privées dans l'espace public et même des vertus de l'activité économique privée. Quoiqu' apocryphe, le fameux mot de Guizot "enrichissez-vous" traduit la philosophie d'un régime qui compte sur l'épargne et le travail des couches supérieures de la société pour entraîner l'ensemble de la nation dans le même cercle vertueux. Libéral dans les moeurs et les idées, il n'affirme ni ne nie, pourrait-on dire, et capte ainsi l'opinion modérée dans les bons jours mais s'aliène les autres au fur et à mesure par manque d'esprit de décision.

L'ambiguïté permanente du mode de vie du roi sera aussi celle de la sociologie politique du régime et entraînera sa fin. Refusant d'abaisser encore le cens alors que l'enrichissement des élites avait doublé le nombre de votants comme d'éligibles, le régime orléaniste déçoit ainsi la base sociologique du régime par son attachement à des institutions qui ne traduisent plus la recomposition  de la France et la montée de cette bourgeoisie qui se reconnaissait en lui. Né dans l'enthousiasme du compromis historique de 1830 et de la charte libérale, le régime se meurt en 1848 comme on dirait de nos jours "d'avoir déçu sa base".

On ne peut, à la lecture de ce schéma, ne pas voir dans notre histoire politique récente des résurgences du schéma juilletiste. L'orléanisme demeure dans notre pays une composante importante de la structuration des droites et aussi d'un style de gouvernement. Toutefois, l'orléanisme moderne semble cultiver avec l'exercice du pouvoir la même difficulté et la même ambiguïté que celui du dernier monarque : souvent perçu comme "avancé", il échoue finalement à s'imposer dans le long terme ; souvent perçu comme proche des classes moyennes, il s'enferme dans un certain éloignement, comme Louis-Philippe refusant à la fin de sa vie de rencontrer la garde nationale, favorisant  les classes supérieures dans ses choix économiques. Transparent dans sa vie privée, il en devient un peu trivial et semble forcer la proximité ; naturellement aisé, il indispose par un attachement symbolique à l' argent.

Il y a dans notre vie politique un schéma orléaniste récurrent qui se traduit encore par des valeurs, des références et des pratiques publiques ou privées. Ce phénomène montre ainsi que dans la définition de notre modernité politique, le moment "Juillet" ne fut pas  anodin et a fortement contribué à sculpter des éléments-clés de la spécificité française comme ce "libéralisme difficile" souvent minoritaire, en perpétuelle rivalité avec le dirigisme bonapartiste au sein des droites, laissant au conservatisme proprement dit une place très limitée. Cette caractéristique française de notre champ politique doit beaucoup au caricaturé préféré de Daumier.  A défaut d'être, comme l'indique un peu rapidement la quatrième de couverture, réhabilité, Louis Philippe est rendu à sa vérité de "Monarque impossible" par une historienne de grand talent