Émile Zola : un voyage lexical au bout de l’autoportrait.

Par la compilation d’un autodictionnaire, Henri Mitterand redémarre là où son étude précédente sur Zola s’arrêtait. L’illustre spécialiste de l’œuvre du grand romancier naturaliste clôt Zola tel qu’en lui-même   en faisant éclater les paramètres de la critique littéraire. Afin de dévoiler, derrière l’autoportrait d’un enquêteur sociologue voué aux principes d’objectivité et d’impersonnalité, le “vrai” Zola mû par de multiples passions, obsessions et angoisses, il appartient à l’analyste de “reconstituer le réseau” qui sous-tend l’ensemble des textes. Pour faire surgir la “rythmologie” qui relie romans, lettres et essais, il faut entreprendre une mise en exergue de leurs “reprises, parallélismes, équilibres, régularités, ruptures, symétries, intégrations, juxtapositions, passages d’un mode de discours à l’autre, alternances, accélérations, ralentissements, expansions et concentrations, contrepoints et harmonies”   . Cet appel au voyage sans limite à travers les motifs récurrents de l’univers zolien concourt à nous rappeler ce que l’auteur a officiellement présenté à ses lecteurs comme son programme littéraire. Mais, avant tout, Mitterand incite les critiques à mettre en évidence tout un imaginaire textuel que l’auteur lui-même, en élaborant la nature de ses créations, passe sous silence. À cette fin, l’intégration d’un lexique dans un autodictionnaire, mettant en avant les rythmes particuliers qui sillonnent l’œuvre complète de Zola, semble couler de source.

Comme l’étymologie du mot le laisse entendre, le principe de cet “autodictionnaire” est qu’il a été écrit par Zola lui-même. Comme Mitterand nous le signale dans sa préface (la seule partie de l’ouvrage où l’on entend la voix de l’analyste), dans ce recueil de mots nous avons affaire à “Zola, rien que Zola”   . Plus précisément, les “définitions” ne sont que la citation d’un texte de l’écrivain dans lequel le mot apparaît sous un éclat singulier ; elles constituent autant d’éclaircissements sur l’imaginaire de l’homme de lettres, sa perception du monde. Mitterand nous présente ce lexique de près de 1 500 mots en forme de “puzzle… d’où peut surgir, de page en page, un double autoportrait, celui de l’œuvre et celui de son auteur”   . À la différence d’un dictionnaire conventionnel présentant l’usage commun des termes, les entrées de l’autodictionnaire nous permettent d’aborder une vision toute personnelle des mots et des choses. Pour Mitterand, l’objectif est clair : “Connaître le vrai Zola, en tous ses costumes : le conteur, le voyant – ou le voyeur –, le rêveur et l’inventeur des personnages immortels, le fou de lecture et d’écriture, l’analyste des corps et de leurs désirs, des consciences et des inconscients”   .

Sous une apparente profusion de termes, nous retrouvons un nombre bien moindre de thèmes qui s’érigent en refrains, entrelaçant des intérêts et des hantises qui parcourent les romans, la correspondance et les essais. Ainsi, une liste de termes hétéroclites faussement anodins – notamment “bruit”, “chose”, “follement”, “fumée”, “géante”, “ligne”, “Lison”, “œil”, “rouler” et “wagon” – débouche sur des portraits imagés du train, effrayante locomotive acharnée, symbole moderne qui donne accès à la fascination de Zola pour la force destructrice de la nature humaine. Une autre série de signifiants, dont plusieurs laissent plus facilement deviner le thème (“chair”, “corps”, “coup de hanche”, “crescendo”, “cuisse”, “cul”, “désirable”, “écriture”, “fêlure”, “ferment”, “gorge”, “Muffat”, “passage”, “pouliche” ou encore “Vénus”), renvoie à des passages s’attardant sur la description des appas de l’irrésistible et inquiétante Nana, la fameuse courtisane mangeuse d’hommes, incarnation des menaces castratrices du sexe féminin. Ajoutons aux angoisses liées à la femelle insoumise celles qui proviennent de l’image béante, en constante expansion, du trou noir qui mène aux ténébreuses profondeurs de la terre. Les entrées “avaler”, “bête”, “Catherine”, “Dieu”, “s’empiler”, “épouvante”, “étourdi”, “fosse”, “mine”, “nuit” et “ouvriers” contribuent à esquisser cette figure du néant qui risque d’engloutir le monde, d’éradiquer les marches du progrès dans lesquelles le romancier plaçait son espoir.

Côté sentiments, une pléthore de mots tels “enfant”, “larme”, “lunette”, “mensonge”, “noir”, “prison”, “recluse”, “séparer”, “tourment” et “yeux”, sous la plume d’un Zola d’âge mûr, en disent long sur les joies et les tourments d’un nouvel amour illicite ainsi que sur ceux de la paternité tardive. D’autres leitmotiv qui donnent forme à cette sélection de mots – les portraits d’une classe ouvrière s’apprêtant à la révolte, les colères contre un État injuste, les formulations d’une littérature naturaliste – s’ajoutent aux idées fixes dont la forte condensation (sous forme d’autodictionnaire) redonne ici chair et os à la version officielle (estimée trop stérile) du chef du mouvement naturaliste. En somme, Mitterand nous offre une symphonie de mélodies-passions qui encouragent avant tout ce qu’il appelle une “lecture symptomale”, qui cherche “à dégager le sens sous-jacent des mots et la valeur ajoutée de leurs relations mutuelles”   . Un rare passage candide du journal de Zola, dans lequel le romancier décrit ses livres à la manière de labyrinthes où nous trouvons “en y regardant de près, des vestibules et des sanctuaires, des lieux ouverts, des lieux secrets, des corridors sombres, des salles éclairées”, semble justifier cette enquête sur “l’instinctuel, la déraison, la folie d’invention et d’écriture”   . Étant donné que l’écrivain avait, de façon catégorique, répudié dans ses écrits sur la littérature une telle approche, il s’ensuit que Mitterand incite à une lecture qui se poursuit souvent “à rebours” des énoncés les plus délibérés de l’écrivain. Il apparaît qu’un autodictionnaire qui vise à révéler les “doubles” de l’écrivain en passant de A à Z, mimant par conséquent à l’envers l’orthographe du nom même de l’artiste, est tout à fait approprié.

Certes, cet ouvrage renforcera des notions courantes sur l’auteur de “J’accuse !”, dreyfusard jusqu’à la moelle ainsi que critique hargneux des classes dominantes, des régimes oppressifs et de la peine de mort. En revanche, à bien des égards, l’autodictionnaire est susceptible de surprendre, voire de démystifier la figure d’un Zola résolument républicain, inébranlablement démocratique, partisan loyal de la classe ouvrière. Que ce soit par la description de la “poussée débordante” des mineurs révoltés, présentée sous un aguichant signifiant comme “barbare”, ou plus simplement par des juxtapositions inattendues que les renvois – comme “exterminer : voir “République” et “falsifier : voir “Suffrage universel” – se permettent, ce tableau de mots nous apporte maintes nuances sur les idées de l’écrivain. De même, l’image trop lisse d’un Zola en lutte perpétuelle contre la religion est quelque peu mitigée, et à juste titre, lorsque nous surprenons, sous l’entrée “surnaturel”, le romancier raisonnant au sujet du “besoin de surnaturel” perçu comme une caractéristique essentielle de la condition humaine.

Reste à savoir quelle catégorie de lecteur profiterait le mieux d’une étude sur Zola sous une telle forme. Pour ceux qui connaissent moins bien les intrigues des romans, une lecture de passages coupés et organisés par ordre purement alphabétique pourrait se révéler difficilement pénétrable ou quelque peu rébarbative. Aux yeux de certains littéraires familiers de l’œuvre de Zola et de sa critique, cette compilation prend le risque de se présenter comme un album plaisant, du “déjà-vu”, quoique dans un format original. D’autres l’apprécieront davantage à la façon d’une boîte à souvenirs contenant autant d’invitations à la redécouverte des textes. Ce tri de mots impressionnant, mené par le brillant spécialiste de Zola, qui laisse entrevoir entre les lignes des angles aigus et des motifs intrigants, peut cependant mener à des révélations et à de nouvelles pistes de recherche