Une interprétation particulière de la notion de métaphysique, proposée par un professeur de philosophie, dans les années 1980.

Les cours professés oralement par tel ou tel philosophe doivent-ils être publiés ? On peut partager ou non ce parti, il n'en reste pas moins vrai qu'il importe de remarquer que s'agissant d'un cours oralement prononcé, sauf rédigé par l'auteur entièrement, s'il est publié c'est aux risques et périls du lecteur, puisqu'il a essentiellement sous les yeux les notes retranscrites via des élèves. L'aventure est arrivée à d'autres, à Kant, à Hegel, à Bergson, ... La voilà renouvelée avec ce cours de François Fédier, philosophe, élève de Jean Bauffret, traducteur de l'œuvre de Martin Heidegger. Certains de ses cours, prononcés au Lycée Pasteur de Neuilly-Sur-Seine, ont déjà fait l'objet d'une publication. Celui que nous présentons ici est le quatrième de ces cours.

L'ouvrage, ainsi qu'il est précisé en ouverture, donne l'intégralité des dix-neuf séances du cours que Fédier a tenu en classe (1982-1983). Il est composé à la fois des notes des élèves, et complété par des propos non dictés ( !) prononcés en classe. L'édition ici visée constitue la deuxième publication de ce cours, déjà paru en 2003. Notons qu'elle ne comporte quasi aucune des articulations de ces dix-neuf cours, presque tous enchaînés, sans césure visible ou table des matières.

Le professeur aurait pu commencer son cours par une allusion à l'opinion. Ce geste de recollection n'est accompli que plus tard, au milieu du cours   . Fédier prend pour cible le point de vue banal sur la métaphysique, celui du positiviste Auguste Comte affirmant que cette "science" s'inquiète de questions éternelles que la véritable science repousse.

Le cours en question commence plutôt par la double évocation de l'usage du terme "métaphysique" (Proust, Descartes, Heidegger) et de la signification de ce terme. Il est d'ailleurs bon de souligner, contre les propos trop rapides, que ce terme est ignoré de Platon et d'Aristote. Ce dernier ne fait rien de plus que d'évoquer une "philosophie première", disons, dans les termes de la traduction de Fédier "une certaine science qui prend en vue l'étant par où il est étant". Le terme a été forgé au 1° siècle, par un philosophe péripatéticien, Andronicos de Rhodes, le premier "auteur" du corpus aristotélicien. Or, à cette époque, l'ordre de l'enseignement philosophique est gouverné par les Ecoles, et se divise en Logique, Physique et Morale. Andronicos classe les ouvrages d'Aristote en fonction de ce schéma. Et ceux qui ne sont pas répertoriés, ou glissables sous ces catégories, il les classe "méta ta physica", à la suite des traités de physique.

D'autre part, la traduction de la phrase d'Aristote n'est pas sans poser de problèmes. Qu'entendre par "science" alors que ce terme, pour nous, est d'origine latine ? Fédier retraduit donc "épistémè", par la haute tenue de l'homme et ce qu'elle vise. Et cette "science" est donc liée par Aristote au "voir", disons plus exactement à une visée dont l'objet ne se donne pas facilement à atteindre. Avec la métaphysique, il s'agit d'être face à la manifestation des choses, d'être intégralement exposé aux aventures de la manifestation.

S'agit-il de la mort ? Parlerons-nous de l'âme ? Ou plus exactement du permanent (qui n'est pas l'Eternel). En tout cas, il est certain que la métaphysique n'est pas tant la science où se fait la somme de l'étant (les sciences positives) que le savoir où se joue la plénitude de l'étant. Encore n'est-ce évidemment pas sous la forme d'une révélation. Le terme en question est à la fois hyperbolique et elliptique. Elliptique en ce qu'il véhicule automatiquement tous les thèmes de la religiosité. Et ce n'est pas la voie que Fédier veut faire suivre à la métaphysique. Hyperbolique, en ce sens où révélation signifie re-voilement, comme si toute révélation ne pouvait avoir lieu qu'à l'instant où ce qui est dévoilé est du même coup revoilé par le dévoilement même. Allusion étant faite, ici, à Cézanne (avec une insistance qui rapproche Fédier de Merleau-Ponty, alors que leurs deux univers ne cessent de s'éloigner l'un de l'autre).

Le cours se poursuit assez classiquement par une série de gloses sur le vocabulaire grec dont on retiendra encore la signification prêtée à la notion de "théorie", traduite en respectant le refus grec d'une opposition entre la théorie et la pratique. La théorie en effet demeure bien la pratique suprême, celle où l'homme se hausse au somment de son humanité (cf. Ethique à Nicomaque). Fédier insiste aussi sur la notion de "principe", essentielle dans le domaine exploré ici.

Il est suivi, presque aussitôt "d'exercices d'éducation métaphysique". Le premier d'entre eux consiste à comprendre ce qu'est un vivant. Mais Fédier ne s'arrête pas seulement à la recherche d'une réponse. Il pousse l'auditeur à une chasse au vocabulaire (essence, être, vérité) d'une très grande richesse, quoique non moins classique que ce qui précède. L'enjeu : établir le cours sur une contrée où tout retrait est suspendu. On ne peut donc plus s'échapper. C'est là le lieu même de la métaphysique. C'est là aussi que le cours commence vraiment qui ne veut pas chercher à dire de l'extérieur ce qu'est la métaphysique, mais veut établir la métaphysique en la pratiquant. Une métaphysique, c'est-à-dire une science qui montre comment devient visible ce qui se manifeste (et non une science qui montre comment les choses s'enchaînent). Une science renversante.

Pour Fédier, c'est précisé en note (donc propos oral) la philosophie est métaphysique ou elle n'est pas. Ainsi, dit-il, la philosophie grecque se résume à Platon et Aristote. Après Aristote, qui porte, selon lui, la métaphysique à son sommet, la philosophie s'écroule avec les Stoïciens, les Epicuriens, les Sceptiques. La métaphysique devient une abstraction vide, une rêverie. A partir de là, l'histoire de la philosophie est en dents de scie. Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, Marx et Nietzsche sont des poussées métaphysiques.

La traversée opérée par cet ouvrage - parfois un peu répétitif - est constamment accompagnée par la pensée de Heidegger. Cette dernière n'est pas seulement mise en perspective, elle est traduite et reprise dans les propos mêmes de Fédier. Cette manière de penser imprime simultanément à l'ouvrage ou au cours un double déroulement. Elle donne à lire une démarche théorique combinée à une démarche historique, dont le ressort dernier est la dissolution de la métaphysique dans l'ère de la technique.

Ce thème, heideggérien au possible, favorise en fin de parcours une condamnation de l'époque, pour fait de soumission à la machine. Fédier affirme que nous vivons de fait dans une époque où la compréhension fondamentale de l'étant passe par la technique. Et Fédier de se lancer dans des analyses un peu surannées du moulin à vent et de la machine à vapeur ; dans des allusions à ce qui a changé radicalement entre l'humanité artisanale et la technique moderne, à savoir le rapport de l'être humain et de la nature. Voilà des discours qui appartiennent pleinement aux années 1980.

Et pour terminer, quasiment, Fédier nous offre une analyse de la note sur Platon et Aristote rédigée par son maître, Jean Bauffret. Cette note lui permet de réaxer son propos, en commentant moins la question de la métaphysique qu'en cherchant à apprendre quelque chose de la métaphysique de Platon et Aristote à partir de la lecture faite par Bauffret.

Parfois, on se demande si ce qui compte le plus dans la lecture de ce livre ce n'est pas le suivi d'une procédure de pensée tout à fait particulière à l'après-guerre. En vérité, on apprend moins de choses sur la métaphysique, dans le suivi pointilleux de ce cours, qu'on n'apprend beaucoup de choses sur la manière de raisonner dans le style de pensée heideggérien