Quarante ans après la rédaction de L’Etourdit de Lacan et dix ans après une première lecture philologique du texte, Fierens nous livre une nouvelle interprétation tout à fait éblouissante.

Ecrire l’énigme

Les textes de Lacan sont aussi puissants que complexes. Plus d’un lecteur, trop vite désarçonné par le style du maître, renonce à pratiquer son œuvre. Pourtant, pour ceux qui s’orientent à la boussole de l’inconscient, réussir à saisir un peu de l’enseignement lacanien transforme à jamais le regard porté sur la théorie, la pratique et même le monde. L’étourdit, dont la graphie du titre vient battre en brèche toute certitude sémantique, figure certainement au  nombre des textes les plus obscurs du grand psychanalyste. Cet écrit, rédigé en 1972, mérite que l’on s’attarde, que l’on revienne, que l’on s’obstine à cerner sa forme de rébus. Bien qu’énigmatique, il dispose néanmoins d’une logique aussi rigoureuse qu’inédite. Celui qui parvient à en déchiffrer un bout se voit moins gratifié de connaissances nouvelles que plongé dans le (hors)-sens – tout à la fois paradoxal, corrosif, prolifique et aporétique – que l’acte analytique implique et déploie. Bref, comprendre L’étourdit n’est pas simple. Qui s’y engage prend le risque, au pire, de se creuser la cervelle, au mieux, de vivifier sa pensée par la rencontre avec la logique même de l’inconscient. Mais, sans doute, l’un ne va-t-il pas sans l’autre.

Au-delà du philologue

Christian Fierens est psychanalyste. Depuis une dizaine d’années au moins, sa praxis semble se nourrir de la lecture de ce texte de Lacan. En 2002, il nous avait déjà offert une lecture ligne à ligne du texte rédigé trente ans plus tôt   . On ne saurait trop conseiller ce premier ouvrage à ceux qui se sentent découragés devant l’œuvre du psychanalyste de la Rue de Lille. Précis et didactique, Fierens, gardant en tête l’étonnante structure topologique du texte de Lacan et sans jamais s’y égarer, décortiquait chaque jeu de mots sans en clore le sens pour autant, chaque phrase sans nullement en réduire la portée et chaque séquence sans en entamer la puissance évocatrice. Le commentaire de Fierens, loin de s’écrire en deux mots ("comment taire ?") parvenait donc à ce miracle de faire parler Lacan dans une langue claire tout en respectant son écriture au plus près. Il réalisait ce tour de force de répéter le texte lacanien tout en faisant résonner l’originalité de son dire.

Dix ans ont passé et il est impossible de tout dire. Voire même, "des tours dits", il n’y en a jamais de trop. Alors Fierens de se remettre au travail du texte et de nous régaler d’une seconde lecture de L’Etourdit. Moins philologue et moins exégète, il se fait ici interprète. Dans son nouvel ouvrage, l’auteur se propose – toujours à partir de la lettre du texte – de dégager des voies pour maintenir le discours psychanalytique contre les vents cognitivistes et les marées évolutionnistes. Il nous y montre la portée du discours psychanalytique sur le contemporain. Cette deuxième lecture de l’Etourdit a donc été rédigée sous le signe de la différance : sous le signe de cette répétition qui diffère les compréhensions hâtives et transforme justement les redites en "engagement dans l’acte de dire"   . En effet, "redire, c’est reprendre à nouveau la question du dire, qui reste oubliée, qui continue à nous échapper"   . Fierens adopte ici à l’égard de Lacan, la finesse de ton et d’écriture dont Blanchot pouvait faire preuve pour Kafka. A l’instar du grand critique littéraire, Fierens parvient à questionner ce qui dans le langage d’un auteur continue d’échapper et pousse, encore et toujours, à dire et redire.

Fierens repart donc dans ses tours et ses détours à partir du titre, de son impossibilité sémantique. L’Etourdit : faut-il y lire un lapsus, comment diable comprendre ce "t" de trop ? Dans cette erreur grammaticale, lisible et pourtant inaudible, sourd la façon dont le champ de la psychanalyse, son discours, s’ouvre en même temps à ce qui se refuse à l’univocité de la signification et à la percée de ce qui, de prime abord, se trouve loin du sens, et contre quoi l’on achoppe : l’"ab-sens". Ce néologisme fait résonner en même temps l’étymologie latine (littéralement loin du sens) et l’homophonie : absence au soi de la Raison. 

Discours psychanalytique : signification, sens et sexe

En ces temps de contrôle de la personnalité, de développement individuel et de coaching normatif, la psychanalyse nous remet sur la route de la  "ventilation oubliée"   . Face aux tentatives d’universalisation, de validation d’un même sens pour tous, face à la tyrannie de la vérité efficace et des absolus scientifiques, le discours analytique résiste et fait valoir le particulier, la singularité la plus radicale, ce qui vaut exclusivement au cas par cas. Selon Lacan relu par Fierens, l’analyse a renoncé à l’universel, car ce dernier échoue à dire la vérité qui ne peut, d’ailleurs, jamais être que "mi-dite". Ainsi la psychanalyse ne respecte-t-elle pas les standards et se moque-t-elle de l’opinion vraie. Elle ne s’intéresse qu’à ce point qui interrompt le parcours des dits sensés, qui brise leur ordre pour trouver le sens du cercle carré, pour accueillir "la rupture du monde bien construit dans la signification"   . En ce point, c’est la panne : on y sèche à trouver des raisons et des justifications. Tout le ronron des bonnes intentions cesse. C’est là que l’on se découvre souffrant ou jouissant, embarrassés que l’on est par de mots/maux : "parlêtres" que l’on naît, selon Lacan. Or, si les routes de chacun diffèrent et si personne ne s’arrête au même endroit, ce qui interrompt l’autoroute des dits, ce qui fait chuter au bas des échafaudages de la raison, c’est immanquablement le sexe.

A partir des limites de la signification, résonne donc le sens. Mais celui-ci s’arrête, s’absente, devant le sexe. La psychanalyse s’avance alors sans ressource. Elle ne craint pas les paradoxes et affronte l’écart entre sexe et sens.  "Si la présence de l’analyste insiste, c’est pour soutenir l’ab-sens"   alors que, la plupart du temps, "le sens se fige en décence pour mieux boucher le sexe, l’ab-sens"   . Signification, sens et sexe constituent donc la matrice structurelle à travers laquelle la psychanalyse lacanienne appréhende le sujet. Rien n’oblige à entrer dans une telle logique, rien ne garantit non plus sa véracité : c’est à la fois sa force et sa faiblesse. Quoiqu’il en soit, la structure du sujet ainsi repérée peut se faire structure du changement. En effet, le sens quand il conduit au sexe, vient subvertir un sujet supposé chercher une signification commune. Autrement dit, le processus analytique vaut moins comme un récit de soi, comme une narration curative, comme une remise en ordre du sujet que comme un processus de coupure et de couture construisant des formes non encadrées par la géométrie euclidienne. Une véritable topologie du sujet s’y dessine. Le dedans et le dehors ne s’y opposent plus mais s’enlacent et se renversent pour qu’émerge un dire aussi nouveau que singulier. La parole de l’analysant ne s’y étouffe plus sous le poids de l’universel, du dit, de la signification. Elle y émerge comme lieu du désir.

A re-lire Lacan au crible de Fierens, la psychanalyse apparaît donc comme cette praxis paradoxale basée sur l’impossible (impossible de la vérité, impossible du sens, impossible de l’universel, impossible du réel). Elle vaut, selon une très belle formule comme  "l’acte du rien". Or pareil acte est-il peut-être le seul en mesure de donner "une toute autre dimension de l’existence"   : nous acheminer vers l’amour ?