La publication de Crack Capitalism en français donne l'occasion de découvrir un penseur politique majeur de ce début de XXIe siècle.

Dans le célèbre conte de Mary Shelley, Frankenstein ou  le Prométhée moderne (1818), le docteur Frankenstein crée une créature qui acquiert une existence indépendante de son créateur. D’aucuns ont voulu y voir une variante du mythe de la perte de contrôle des hommes sur leurs propres créations, dont la littérature et les œuvres cinématographiques ont décliné à l’envi le thème. Borges aura peut-être lui aussi proposé sa propre variante dans un texte de 1941 publié dans Fictions intitulé Les ruines circulaires, dans lequel un homme crée, non pas une créature artificielle, mais un autre homme, et ce non pas dans un laboratoire, mais en rêvant. L’homme créé a l’apparence d’un homme normal, doué d’une existence indépendante et durable. Mais il est en fait maintenu en vie seulement par l’activité créative incessante, par le rêve du premier homme. Dans les deux contes, l’existence de l’être créé n’est pas à proprement parler une illusion, mais, dans le conte de Borges, sa durée en est une. Son existence dépend à chaque instant de l’activité créative du rêveur.

Selon l’une des interprétations avancées du mythe de Frankenstein, il conviendrait d’y voir une métaphore du capitalisme. Nous avons créé une société qui échappe à notre contrôle et qui menace de nous détruire – menace à laquelle il n’est possible de se soustraire qu’à la condition de détruire cette société. L’une des propositions qu’avance John Holloway est de réfléchir plutôt dans les termes du conte de Borges. Nous avons créé une société qui semble être totalement au-delà de notre contrôle, mais qui, en réalité, dépend de notre acte de constante re-création. Le problème n’est pas de détruire cette société, mais d’arrêter de la créer. Le capitalisme existe aujourd’hui, non pas parce que nous l’avons créé il y a deux cents ans, mais parce que nous le créons aujourd’hui. Si nous ne le créons pas demain, il n’existera plus. Son existence dépend, d’un moment au suivant, de notre acte continuel de création.

Cette proposition, dont Holloway fait la suggestion à l’appui du texte de Borges dans le livre récemment traduit par José Chatroussat sous le titre de Crack Capitalism, est certainement au centre des trente trois thèses qu’il explicite tout au long de ce livre que l’on peut bien tenir pour l’un des plus novateurs parus en philosophie politique en ce début de XXIe siècle. Holloway est, semble-t-il, encore peu connu du grand public, alors même que plusieurs de ses livres et articles ont été traduits en français depuis 2007   , et que quelques études lui ont été consacrées, en français, et surtout en anglais, à travers le beau livre de David Eden, Autonomy. Capitalism, Class and Politics, qui contient la discussion la plus approfondie et la plus éclairante parue à ce jour   . Souvent proche des idées d’Antonio Negri, Holloway s’en distingue néanmoins en ce qu’il reproche à ce dernier de s’en tenir à une théorie démocratique radicale fondée sur l’opposition entre pouvoir constituant et pouvoir institué, en vertu d’une logique binaire mettant en scène un choc des titans entre la puissance monolithique du Capital (le capitalisme mondial intégré ou l’Empire) et la puissance – monolithique, en dépit de sa diversité – de la Multitude. Se réclamant plus volontiers de Foucault et de Deleuze, Holloway se représente le pouvoir comme une multiplicité de rapports de forces, comme une organisation réticulaire, comme quelque chose qui circule, qui s’exerce en réseau, qui fonctionne en chaîne. Le pouvoir, dit-il, n’a pas d’existence métaphysique, et ne peut pas être "possédé" par quelqu’un ou par un groupe d’individus, mais il est plutôt à la fois exercé et expérimenté par les individus.

Marqué par l’expérience zapatiste, dont il s’est fait le porte-parole théorique, Holloway s’en inspire nettement en fixant pour objectif à la politique révolutionnaire qu’il promeut, non pas le remplacement révolutionnaire d’un système (capitaliste) par un autre (socialiste), qui lui paraît aussi bien impossible qu’indésirable, mais un changement radical du monde conçu comme le résultat d’une multiplicité de mouvements interstitiels par lesquels les individus s’émancipent du monde actuel en refusant d’y participer – en ouvrant ce qu’il appelle des brèches, des déchirures, des fissures, en travaillant à élargir autant que possible ces brèches, de les multiplier et de favoriser leur convergence. Le changement social, que réclament partout dans le monde les acteurs des innombrables mouvements sociaux dont l’apparition à Seattle ou à Cancun aura sans doute constitué l’un des phénomènes les plus remarquables de la fin du XXe siècle, ne sera pas provoqué par des activistes, affirme Holloway, mais il résultera de la transformation à peine visible de l’activité quotidienne de millions de personnes, dans les circonstances de la vie apparemment plus insignifiantes.

Tout commence, selon lui, par le cri, par un impératif de résistance inconditionnelle, par le refus de la manière de vivre, de produire, de penser et d’aimer qui nous est imposée. Un cri non seulement de rage, mais d’espérance – le cri des zapatistes de Chiapas : "Ya Basta !". Un cri d’insoumission et de dissidence. Tout commence par le pouvoir de dire non, mais un non qui n’est pas toute négativité en ce qu’il ouvre sur une forme de créativité, c’est-à-dire sur l’invention d’une alternative à cela même qui est repoussé : "Le non originel n’est pas une clôture mais une ouverture sur une autre activité, le seuil d’un contre-monde ayant une logique et un langage différent"   . Une brèche est précisément un espace ou un moment de négation-et-création, de refus et d’un autre-faire. "Cela peut être un groupe d’étudiants qui décident qu’ils ne veulent plus soumettre leur vie aux exigences du capital et veulent trouver une façon de vivre contre et au-delà du système aussi loin qu’ils le peuvent. (…) Cela peut être un groupe d’amis qui décident que la meilleure façon de stopper la destruction de la nature est de vivre sur un terrain pour produire leur propre nourriture"   . L’histoire nous livre de nombreuses attestations de ces mouvements collectifs de refus, à commencer, en France, avec les événements de mai 1968, dont Holloway dit très justement que l’on aurait grand tort d’estimer qu’ils furent un échec au motif qu’ils n’ont pas conduit à un changement : "De telles explosions (…) ont leur propre validité, indépendante de leur conséquence à long terme. Comme un flash de lumière, elles éclairent un monde différent, un monde créé peut-être brièvement, pour quelques-heures. Mais l’impression qui persiste dans notre cerveau et dans nos sens est celle de l’image d’un monde que nous pouvons créer. Le monde qui n’existe pas maintenant se déploie comme un monde qui n’existe pas encore"   .

De manière plus paradigmatique, le carnaval (tout au moins, dans le monde médiéval) est l’événement par excellence ouvrant une brèche temporelle dans la structure de la domination – celui qui peut le mieux donner à comprendre ce que peut être cette rupture avec les relations sociales capitalistes que Holloway appelle de ses vœux. Comme l’a montré Mikhaïl Bakhtine dans une étude bien connue sur Rabelais   , la fête carnavalesque célèbre la restitution momentanée de la vie en tant que destitution des barrières sociales et des classifications hiérarchiques du monde féodal, elle est ce laps de temps au cours duquel les relations normales de hiérarchie ne sont pas seulement renversées mais abolies. Elle n’est pas simplement un lâcher de vapeur fonctionnel pour reproduire la domination, elle est une brèche, c’est-à-dire un moment au cours duquel les rapports de domination sont brisés et d’autres rapports sont créés. Une fenêtre s’ouvre alors sur la possibilité d’un autre monde en mettant à nu les misères du monde actuel.

Une brèche ne doit donc pas être comprise comme une étape sur le chemin de la révolution, mais comme une ouverture vers autre chose. "C’est un phare de dignité brillant dans une nuit sombre", écrit superbement Holloway, "un radio transmetteur transmettant la rébellion à qui sait de quoi il s’agit. Elle ne se referme jamais entièrement, même lorsqu’elle est violemment supprimée. La Commune de Paris continue à vivre, en dépit du massacre d’un si grand nombre de ses participants : elle est une source d’inspiration dont on reste redevable. 1968 vit toujours également, comme un goût de liberté qui devient un désir insatiable. Il y a tant d’anciennes luttes qui n’ont pas disparu dans le passé, mais sont suspendues dans l’air, avec leurs vibrations d’espoir inassouvis, avec leurs promesses d’un autre futur possible. Il y a tant d’expériences inabouties dans lesquelles le monde pourrait se retrouver"   . La brèche est par définition un passage à l’acte vers un monde qui n’existe pas, un espoir que, par ce passage à l’acte, nous pouvons réellement lui donner vie.

Pour cette raison même, il est délicat de donner des exemples précis de ce que sont des brèches, car, par essence, une brèche exclut toute prédétermination de contenu. Seuls celles et ceux qui sont impliqués dans des situations concrètes peuvent en déterminer le contenu. Le contenu est nécessairement un contenu vide dont tout ce que l’on peut dire est qu’il est susceptible d’être rempli d’une certaine façon : par l’autodétermination. Une brèche est une impulsion vers l’autodétermination, une réappropriation de son propre "faire" et de sa propre créativité, qui est toujours un faire-en-commun et une créativité collective. Aussi l’attention doit-elle se déplacer de l’objectif instrumental de prendre le pouvoir au bénéfice d’un renforcement de relations sociales incompatibles avec le capitalisme. Comme le dit Holloway avec force, ici "les moyens sont les fins" : il s’agit de créer ou de redécouvrir pour elles-mêmes des relations sociales différentes, faites de camaraderie, de dignité, d’amour, de solidarité, de fraternité, d’amitié, en tant qu’elles se dressent en opposition avec les rapports marchands et monétaires du capitalisme. Mais, derechef, il ne faut pas s’attendre à trouver une règle claire sur la manière dont ces principes devraient être traduits en organisation. En pratique, l’idée clé est celle de l’horizontalité – entendez : l’existence d’une structure sociale étrangère à la verticalité et à la hiérarchie, des séries d’ordres qui nous disent quoi faire, qui font de nous les objets de décisions prises par d’autres. A ce titre, une brèche est un espace autonome, un espace d’exode ou d’évasion. C’est à l’ouverture de tels espaces que travaillent celles et ceux qui organisent des grands contre-sommets au sein du mouvement altermondialiste, des forums sociaux mondiaux ou régionaux, mais aussi, de manière moins spectaculaire, des jardins d’enfants, des écoles alternatives, des stations de radios en résistance, des théâtres de rue, etc. 

Avec lucidité, Holloway souligne que de telles brèches ne sont jamais pures, et que les acteurs de ces mouvements sociaux ont beau essayer de faire quelque chose de différent, les contradictions du capitalisme se reproduisent au sein de leur révolte. "Nous essayons de rompre avec la société capitaliste, mais notre rupture continue à porter ses stigmates d’origine. (…) Nous ne sommes pas des sujets purs, aussi rebelles que nous puissions être. Les brèches se propagent à travers nous, à la fois comme espaces de libération et comme ruptures douloureuses"   . Il en va ici comme dans le cauchemar inventé par Edgar Allan Poe   : nous sommes tous dans une pièce avec quatre murs, un plancher et un plafond et aucune fenêtre ni porte. La pièce est meublée, certains d’entre nous sont confortablement assis, les autres ne le sont pas. Progressivement, les murs avancent vers l’intérieur, parfois lentement, parfois plus vite, ce qui met tout le monde dans une situation inconfortable ; en avançant inexorablement, ils menacent de nous écraser  jusqu’à notre mort à tous. " Nous nous lançons encore et toujours contre les murs qui se rapprochent et nous nous faisons mal. (…) Nos brèches existent, mais elles existent au bord de l’impossibilité. La désillusion et la déception ne sont pas loin : elles s’inscrivent dans les tentatives pour créer un autre monde. ( …) Nous passons des années à construire un espace alternatif puis nous réalisons qu’il n’est pas si alternatif que cela, que les relations sociales que nous tissons ne sont pas si différentes, tout compte fait. Nous jetons toutes nos énergies pour briser la logique du capital lorsque trois ans plus tard, en regardant autour de nous, nous nous demandons : ‘Où est la brèche ?’. Cette marche au bord du désenchantement est le sens de la dignité dans un société fondée sur sa négation"   . Ce qui ne signifie évidemment pas que tous les efforts de rupture soient condamnés à la vanité au motif que chaque brèche reproduit en elle ce qui est brisé, car ce qui compte est le mouvement  - du mouvement pour aller plus loin, comme le disait Malebranche. La possibilité des brèches réside dans leur mobilité.

Il faut suivre Holloway dans l’élaboration de sa théorie du "faire", qui constitue le cœur de toute sa théorie politique, dont l’intelligibilité repose en dernière instance sur une relecture de la distinction marxienne entre le travail concret et le travail abstrait. Il faut lire les pages dans lesquelles Holloway se réapproprie la théorie de l’accumulation primitive du capital et lui donne une extension inédite, et celles où il reformule la théorie du fétichisme des marchandises et celle de la lutte des classes. Il faut lire Holloway