Le dernier Journal tenu par Romain Rolland avant sa disparition en 1944 - et aussi bien sa dernière grande oeuvre.

Lit-on encore de nos jours Romain Rolland ? Qui peut prétendre avoir fait beaucoup plus que compulser les quelques mille cinq cents pages du roman en dix volumes publié de 1904 à 1912 dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy sous le titre de Jean-Christophe ? S’enquiert-on en librairie de son Colas Breugnon ? Ses écrits sur Beethoven, Haendel, Vivekananda, Ramakrishna, Michel-Ange, Goethe, Tolstoï, Robespierre, ses articles et pamphlets politiques, ses pièces de théâtre, présentent-ils aujourd’hui un autre intérêt que documentaire ? Qui aurait l’idée de préparer une thèse de doctorat sur la philosophie sociale et politique de Romain Rolland, comme projetait de le faire une jeune universitaire américaine qui s’en ouvrit à ce dernier à la fin des années 1930 ? L’enthousiasme d’un Stefan Zweig pour son œuvre nous laisse dubitatifs, les hommages multiples dont il a été gratifié tout au long de sa vie nous paraissent bien exagérés, et s’il ne demeurait dans les archives freudiennes la trace d’une correspondance du père de la psychanalyse avec l’écrivain et penseur français, dont le célèbre Malaise dans la civilisation porte témoignage, il y a fort à parier que la plupart des lecteurs, pourtant cultivés, n’auraient guère eu d’autres occasions d’avoir un aperçu des idées défendues par Romain Rolland.

Auteur de presque quatre-vingts ouvrages, publiés au rythme de deux, trois et parfois quatre volumes par an, Romain Rolland apparaît rétrospectivement comme un polygraphe extrêmement fécond, rompu à toutes les formes d’écriture, un touche-à-tout brillant et érudit, un intellectuel engagé – un écrivain célèbre parmi d’autres. Mais le Romain Rolland qui, avec son épouse Macha, quitte Villeneuve, en Suisse, au printemps 1938, pour s’installer à Vézelay, est à l’époque encore un peu plus que cela. Ainsi que le rappelle justement Jean Lacoste auquel nous devons la remarquable édition de ce Journal, pour plusieurs générations de lecteurs et de correspondants dans le monde, il a été une référence, un guide, une "conscience", et la publication de ce Journal de Vézelay (1938-1944) ambitionne de remettre Romain Rolland en pleine lumière en offrant la possibilité, pour celles et ceux qui ne le lisent plus ou qui ne l’ont jamais lu, de prendre la mesure de ce qu’il a été et de ce qu’il peut encore représenter pour nous.     

L’on savait que Romain Rolland, depuis ses années d’étudiant, au cloître de la rue d’Ulm dans les années 1890, tenait un journal, en même temps qu’il a entretenu, sa vie durant, une vaste correspondance, dont témoignent les trente volumes des Cahiers Romain Rolland publiés chez Albin Michel. Aussi est-ce sans surprise que l’on découvre, avec la publication du Journal de Vézelay, qu’il n’a pas dérogé à cette règle au cours des années noires de l’occupation. La partie du Journal que Jean Lacoste nous rend accessible pour la première fois couvre chronologiquement une période particulièrement dramatique de l’histoire de France, celle qui va de la crise tchécoslovaque et de la conférence de Munich à la dernière offensive de la Wehrmacht dans les Ardennes belges, en passant par le pacte germano-soviétique, la déclaration de guerre, l’invasion et la débâcle, l’occupation, l’armistice et la mort de la IIIe République, en attendant le réveil de la Résistance et la libération du territoire, encore inachevée lorsqu’il s’éteint en décembre 1944.

Comme il fallait s’y attendre, le Journal est évidemment empli à chaque page de notations relatives aux événements multiples qui secouent la France, mais l’auteur n’est plus tout à fait celui qui, en 1914, signait un appel fameux à la jeunesse sous le titre d’Au-dessus de la mêlée. Comme il le dit lui-même, il est découragé : "Mon Dieu, mon Dieu ! Tous ces songeurs, ces somnambules, ces aux trois quarts fous, qui vont, qui viennent, autour de vous, les yeux ouverts, fixés sur leur illusion, brillants de joie de la posséder, de la peloter, prêts à tout briser, tout sacrifier, pour la nourrir ! Et moi aussi, j’ai voulu l’être, quand j’étais jeune, je l’ai été, par autodéfense contre la veulerie sceptique du temps… J’ai bien changé ! À mesure que je vois le délire, sous toutes les formes, à tous les degrés, qui se répand, au loin, auprès, autour de moi, dans une humanité que les guerres et les révolutions ont déséquilibrée, – je me retire, avec répulsion, de tout ce qui menace et trouble le libre exercice de la raison. Je suis l’âme désenchantée…"   .

Las de la politique et malade, Romain Rolland s’est retiré de la vie publique, même s’il va continuer à recevoir avec chaleur les personnalités les plus diverses (Maurice Thorez, la reine Elisabeth de Belgique, Waldo Frank, Aragon, de simples militants, des prêtres, etc.). Le Journal de Vézelay n’est pas un journal de guerre, mais il n’est pas non plus – comme son titre pourrait le laisser croire, et que Jean Lacoste s’est résolu à choisir pour suggérer une unité de lieu (le Journal ayant été rédigé intégralement à Vézelay, en Bourgogne, où Romain Rolland avait acheté une maison avec sa femme), qui renforce le caractère dramatique et vivant de ce témoignage  – une chronique locale, un autre "mon village à l’heure allemande". Le Journal fourmille de remarques littéraires, philosophiques, autobiographiques, à l’occasion des événements dont Romain Rolland tient la chronique, de sorte que, au final, il est peut-être moins question en ces pages de la Seconde Guerre mondiale, de Daladier, de Churchill et de Hitler que de Gide, de Stendhal, de Péguy, de Claudel, de Gandhi, de Beethoven, de son propre travail littéraire et philosophique, et des relations qu’il a pu entretenir avec les écrivains de son temps.

S’il fallait absolument comparer le Journal de Vézelay à l’un de ceux que l’histoire de la littérature nous a légués et lui trouver un modèle, c’est vers Chateaubriand qu’il conviendrait alors, nous semble-t-il, de se tourner, ainsi que Romain Rolland lui-même paraît y avoir songé. En 1939, il redécouvre avec une admiration grandissante les Mémoires d’outre-tombe : "On ne connaît pas ses vrais amis. Il m’a fallu arriver au terme de ma vie, pour découvrir le Chateaubriand […] des Mémoires d’outre-tombe. Je les lis avec ravissement. Je les relis, le soir, à voix haute, pour ma femme ; et nous communions dans la même émotion et la même tendresse. Il n’est pas de plus grand livre en France. […]. Dans ces milliers de pages, où librement se jouent le rêve et le souvenir, entrelaçant toutes les époques de la vie, baignant le passé dans le présent, comme le présent dans le passé, au point que l’on ne sait plus ce qui est et ce qui fut, que tout est le même, que tout est rêve, et qu’on y perd pied,  – où le récit plein de tendresse et d’enjouement, à tout moment, d’un coup d’aile, s’élève naturellement à l’éloquence la plus haute, puis redescend au ras du sol comme l’hirondelle […] – à tout moment, inattendue, fleurit de la lande où passe le vent de mer quelque fleur merveilleuse des profondeurs, une intuition mystique qui saisit"   .

Sur bien des points, le Journal de Vézelay répond à cette description. L’étonnante imbrication des remarques relatives à la vie politique et celles qui relèvent de la vie intérieure, en une époque charnière de l’histoire de l’humanité, donne au Journal une profondeur qui lui permet d’échapper aux circonstances historiques de sa rédaction. La fin de la vie d’un grand écrivain entre ainsi étrangement en consonance avec ce qu’il considère comme la fin d’un monde dont il s’est lassé. "L’atmosphère actuelle du monde", écrit-il par exemple en 1939, "est mortelle. Et l’on se sent impuissant à le sauver de la catastrophe. On pense à ces millions de jeunes hommes de toute l’Europe qui, depuis des mois, vivent dans l’attente angoissée de la guerre atroce, qui viendra les prendre demain, ce soir… Quel goût peuvent-ils avoir à vivre, à travailler ? – J’ai eu le tort de consacrer ces dernières semaines à revoir mes anciens cahiers de journal (les années de jeunesse), afin d’en prendre des extraits. Et cette réapparition du passé est une mauvaise compagnie. Elle attriste et ronge les forces. En embrassant tout le panorama, et le long chemin parcouru, on le trouve chargé de tristesses, sa vie manquée ; et l’on ne voudrait pas recommencer"   . Lucide et maître de sa plume jusqu'à la fin, Romain Rolland nous a livré depuis son ermitage de Vézelay ce qui constitue probablement sa dernière grande oeuvre