L'ouvrage des commissaires divisionnaires Farcy et Gayraud vise à dresser le portrait du renseignement criminel hexagonal, régulièrement réformé et toujours objet de vifs débats.

Jusqu'où doit-on étendre la communauté française du renseignement ? A cette question, les pouvoirs exécutif et législatif ont répondu précisément en circonvenant l'espace à six institutions seulement: la Direction centrale du renseignement (DCRI), la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la Direction nationale du renseignement et des douanes (DNRED), la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), la Direction du renseignement militaire (DRM) et le service de renseignement et de lutte anti-blanchiment du ministère des Finances (TRACFIN). Ce choix n'est pas une facilité de langage concoctée depuis peu par quelques intellectuels et praticiens de l'espionnage. Comme aux États-Unis, l'émergence d'Une communauté du renseignement est un outil de ré-ordonnancement administratif et de recherche d'une meilleure gouvernance. Il s'agit en effet d'aider à fluidifier les échanges de données entre des agences façonnées par le secret de leurs activités et de faciliter la mutualisation d'infrastructures d'interception toujours plus coûteuses pour la protection des intérêts fondamentaux de la Nation.

Derrière la définition d'un périmètre institutionnel très circonscris, les plus hautes autorités de l'État ont arrêté la liste des acteurs concourant à une stratégie nationale du renseignement ou encore faisant l'objet d'un pilotage commun (Coordonnateur du renseignement, Conseil national du renseignement) et d'un contrôle parlementaire particulier (Délégation parlementaire au renseignement (DPR)). Elles laissent aussi envisager des parcours professionnels croisés plus nombreux entre les services et par conséquent l'élaboration d'une nouvelle culture nationale du renseignement. On peut donc dire que le monde de l'ombre est non seulement en plein bouleversement mais son architecture est encore appelée à évoluer   .

Reste maintenant à savoir si la "communauté du renseignement" peut rester en l'état même si ses principaux protagonistes le souhaitent ! On peut en douter car du Centre de renseignements et d'opérations de la gendarmerie (CROGEND) à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris en passant par l'Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), la division du renseignement et de la stratégie de l'Office central de la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), le pôle analyse de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) voire le service central des courses et jeux (SCCJ), nombre de services veulent, eux aussi, être une brique de l'althanor du renseignement. Le commissaire divisionnaire Jean-François Gayraud, aujourd'hui chargé de mission au Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS), et François Farcy, directeur général ad interim de la police judiciaire fédérale belge, semblent également le souhaiter puisqu'ils préconisent la création au sein des services répressifs de la police d'entités spécialisées dans le renseignement d'intérêt criminel (RIC).

Si les contours administratifs de la communauté du renseignement ont fait l'objet d'âpres débats - la DNRED et TRACFIN ont été imposés par les parlementaires -, c'est qu'il s'agissait, ni plus ni moins, que de définir le substantif "renseignement". Rien de plus difficile, de moins consensuel. Sa signification est si peu spontanée qu'on agrège dorénavant au concept de renseignement de multiples adjectifs : "de défense", "diplomatique", "d'intérêt militaire" ou encore d'"intérêt judiciaire   ". Un artifice dont ont usé nos deux auteurs en se faisant les chantres du RIC. Cette extension sémantique est à la fois le fruit d'une légitimité retrouvée des services de renseignement, de la nécessité de ne pas mobiliser tous les moyens vers la seule lutte anti-terroriste   et la conséquence de l'affirmation des continuums "défense - sécurité intérieure" institués par les Livres blancs pilotés par Jean-Claude Mallet (2008) et Alain Bauer (2011).

L'ouvrage des commissaires divisionnaires Farcy et Gayraud doit d'ailleurs beaucoup aux travaux d'Alain Bauer et peut être plus encore à ceux de Xavier Raufer. Il s'inscrit dans la perspective "criminologique" chère aux deux hommes où le crime organisé est considéré comme une menace "stratégique" sous-estimée et les signaux de faibles intensités insuffisamment exploités. Dans ce contexte idéologique, la manœuvre de renseignement d'intérêt criminel (RIC) proposée par F. Farcy et J.F. Gayraud vise à parvenir à un meilleur résultat dans la lutte contre la délinquance et à faire du renseignement criminel, une nouvelle philosophie d'action, un principe de management des services policiers, bref un outil de prévention voire d'actions préemptives. Certains lecteurs ne manqueront pas de s'inquiéter de cette construction de la surveillance de nos sociétés.

Insérer, le RIC dans le processus judiciaire n'est pas sans danger. On peut d'ailleurs se demander si une telle approche ne devrait pas, comme chez nos voisins d'outre-Manche, nécessiter au-préalable une loi générique   voire l'insertion de magistrats au sein même des services, ceux-ci étant appelés à apprécier en toute indépendance la proportionnalité et le bienfondé des procédures engagées, surtout quand il s'agit, comme le suggère notre duo franco-belge, de faire obstacle à des projets criminels en devenir et alors même qu'ils en sont encore au stade de simples intentions ou projets. La définition des choix des cibles stratégiques à partir de "présomptions raisonnables" suscitera autant de controverses, de même la certitude de devoir faire face, aux quatre coins du monde, à des États faillis par le crime et le terrorisme. Sur ce dernier constat, nos deux auteurs devraient méditer les analyses récentes de l'ex-patronne du MI-5, Eliza Manningham-Buller selon laquelle le terrorisme se résout au travers d'actions politiques et économiques et non en recourant à des moyens armés ou de renseignement, aussi importants soient par ailleurs leurs rôles   .

Plutôt que de considérer comme une évidence la nécessité de voir les services de renseignement intérieur comme une partie intégrante de la police nationale, MM Farcy et Gayraud auraient pu débattre de cette spécificité française à l'heure même où se pose la question de faire de la DCRI une direction générale séparée de sa tutelle de la direction générale de la police nationale (DGPN). Trop souvent, le débat sur la séparation DCRI - DGPN se bâtit comme s'il s'agissait seulement d'accorder une plus grande autonomie budgétaire à une institution notoirement sous-dotée financièrement et d'en faire, par mimétisme, un alter ego administratif de la DGSE. Le statut "policier" de la DCRI n'est pas seulement une question de gestion des ressources humaines même si le poids des syndicats maisons pèse sur la modernisation du service et fait obstacle au recrutement des personnels les plus qualifiés qu'imposent les nouvelles formes du terrorisme transnational, les actions toujours plus sophistiquées de contre-ingérence, la lutte informatique offensive ou encore les hybridations multiples de la criminalité organisée. Il crée des confusions opérationnelles car les sources d'un service de renseignement sont par construction fragiles et ne peuvent pas mécaniquement se transformer en preuves au sens judiciaires du terme. L'adjonction d'intérêt militaire à la fonction renseignement de la DRM a créé les mêmes difficultés opérationnelles à la DGSE. L'analyse de l'environnement des théâtres où nos forces armées sont (susceptibles d'être) déployées n'est pas sans recouper les recherches de la DGSE voire le travail des diplomates. Pour autant une approche plus globale des phénomènes criminels et de leurs principaux acteurs n'est pas sans intérêt. Se fondant manifestement sur leurs expériences professionnelle, les auteurs dépeignent un travail policier qui s'inscrit dans la réaction, le traitement dossier par dossier. Dès lors, on peut comprendre leurs soucis de promouvoir une approche plus intégrée voire pro-active. Ils n'en doutent pas moins de la difficulté de réforme en soulignant, par exemple, que les services de police ont par tradition une habitude de s'orienter eux-mêmes, convaincus de la supériorité de leur savoir-faire professionnel sur toute autre forme de savoir scientifique ou ordinaire, comme si sur-valoriser les acquis de l'expérience était le meilleur moyen de combler un vide d'orientation des autorités politiques.

En soulignant qu'il manque un outil analytique des réalités criminelles, les deux criminologues expriment implicitement une critique sévère de la Sous-direction à l’information générale (SDIG) fondée par N. Sarkozy et qui peine notoirement à trouver sa place au sein de la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Ils mettent aussi, de facto, en évidence l'absence coûteuse de centre d'analyse et de prévision au sein du ministère de l'Intérieur mais également les effets de ne pas posséder en France d'outils interministériels de fusion des informations ouvertes.

Réformer la gestion du renseignement intérieur par le bas n'est probablement pas la solution idoine surtout si compenser le blocage des connaissances qui stagnent au niveau individuel et local passe par plus de paperasseries (cf. la proposition de rapports types de renseignement, homogénéisant et formalisant les informations recueillies). Quant à l'implantation de nouvelles structures de renseignement au sein des unités chargées de la répression, il conviendra de veiller à définir finement les règles claires de répartition des tâches avec les services de renseignement existants, intérieurs et extérieurs. En outre, contrairement à ce que l'essai peut laisser croire, les administrations existantes sont déjà impliquées dans la lutte contre les phénomènes criminels de droit commun; à commencer par la surveillance des reconversions affairistes des agents de services secrets issus du Pacte de Varsovie ou encore les actions déstabilisantes des entités criminelles dans les zones de crises   .

A n'en pas douter, le renseignement est un état d'esprit. Pour en valoriser les acquis et en éviter les pire dérives, il conviendrait effectivement que la culture professionnelle soit enseignée dans les écoles de formation (police, douanes,...), car le renseignement est un véritable métier qui ne s'acquiert nullement en une affectation de quelques années. Pour les élites administratives voire politiques, on pourrait d'ailleurs s'interroger sur l'extension du rôle de formateur conféré à la l'Académie du renseignement

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- La recension d'Histoires d'espions : le renseignement à l'heure de l'espionnage économique de Charles Pellegrini par François Danglin
- La recension d'Espionnage et renseignement de François Heisbourg par François Danglin
- La recension de Le livre des espions de Bruno Fuligni par François Danglin