Avec ce précieux recueil, on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas ce qui se passait en Hongrie de 2010 à 2012.

Joëlle Stolz est la correspondante du quotidien Le Monde en charge du suivi de l’actualité en Autriche et en Hongrie. Ses articles, toujours bien documentés et reflétant souvent le fruit de véritables enquêtes de terrain, ont parfois été lus de façon un peu rapide dans les pages du journal couvrant l’international, au milieu de pages consacrées à la Libye, la Syrie ou au conflit israélo-palestinien. Avec ce recueil d’articles, les pièces du puzzle s’assemblent pour donner à comprendre ce qu’il n’est pas exagéré de nommer l’émergence d’un système quasi-dictatorial. Depuis les élections législatives d’avril 2010, qui ont vu réapparaître Viktor Orban au poste de premier ministre   , la Hongrie est tout simplement devenue, au cœur de l’Europe, le laboratoire de l’ultranationalisme.

Le livre est structuré de façon très claire en onze parties, ce qui permettrait d’ailleurs à un étudiant de trouver facilement quelques articles relevant de domaines précis comme le rapport à l’histoire, la mise au pas des médias, la guerre menée contre les Roms ou encore l’antisémitisme. Viktor Orban est le chef du Fidesz (Alliance des jeunes démocrates), allié au KDNP (Parti populaire chrétien). Aussi, logiquement, le premier chapitre est consacré au "bulldozer Fidesz". Avec le KDNP, le Fidesz a su habilement tirer profit de l’apparition sur la scène politique hongroise du Jobbik ("Les meilleurs"), le parti d’extrême droite ouvertement fasciste (17% aux élections de 2010, avec des ramifications paramilitaires). Au fil des pages, on trouve de nombreux exemples de mesures que le Fidesz a tout simplement pioché dans le programme électoral du Jobbik, comme l’idée de contraindre les bénéficiaires d’allocations à des travaux d’intérêt général – 8h par jour pour deux tiers du salaire minimal, soit 210 €   – ou la mise en place d’une réforme de la législation sur les armes au bénéfice de l’autodéfense  

Le rôle de l’Union européenne et des autres partis européens est ici particulièrement intéressant car le Parti populaire européen, qui regroupe les partis conservateurs comme l’UMP, a fait le choix de soutenir sans la moindre réserve le Fidesz, alors même que le leader de ce parti, M. Orban, a délibérément placé l’Europe en position de bouc émissaire, en lieu et place de Moscou, pour fédérer autour de lui les victimes de la crise économique. Bruxelles est appelée la "Nouvelle Moscou" pour évoquer le pouvoir soviétique dont pâtit tant la Hongrie, pas seulement en 1956, et un nouveau musée, la maison de la terreur, fait le parallèle entre les périodes d’occupation nazie et soviétique   . Ce choix du Premier ministre hongrois s’explique bien sûr par le "rapport difficile à l’histoire" (titre du chapitre deux) : le gouvernement entend, depuis 2010, laver l’affront du Traité de Trianon (1920) qui a fait perdre à la Hongrie environ deux tiers de ses terres. C’est dans cet esprit que le droit de vote a été étendu aux minorités magyares des pays avoisinants et que ces populations, qui représentent 3,5 millions de personnes pour un pays de 10 millions d’habitants, se sont même vues offrir un passeport hongrois. La star incontestée de la politique mémorielle rapidement mise en place est bien entendu Miklós Horty (1868-1957), régent du royaume de Hongrie de 1920 à 1944, à l’origine dès les années 20 de mesures antisémites et grand allié des nazis. L’auteure nous raconte la valse des statues   mais aussi comment des auteurs ouvertement antisémites ont été mis au programme   . Parfois, le délire ultranationaliste prêterait presque à sourire, par exemple lorsqu’il est question de la "préférence nationale canine" qui s’exprime par un impôt pour la possession de chiens de races non hongroises   .

Bien au-delà des symboles, le Fidesz a complètement verrouillé la société hongroise. Pour la justice, un "Office national" a été créé. Son président, en place pour neuf ans, désigne seul les juges   . Les médias ont aussi été rapidement placés sous la coupe du pouvoir. Une véritable purge a eu lieu dans la télévision publique avec des licenciements en masse qui ont touché tous ceux qui risquaient de ne pas se montrer assez dociles   . Et pour montrer au peuple que l’heure des économies était venue, une loi a été votée pour taxer les indemnités de licenciement à 98%   . Les articles de l’auteure permettent aussi de suivre des dossiers, comme l’attaque en règle contre la radio de l’opposition de gauche, Klubradio. Un article du mois de juin 2011 décrit le contexte dans lequel elle se trouve et les menaces qui pèsent sur son maintien, et six mois plus tard Joëlle Stolz nous décrit comment la radio perd sa licence.

Les Roms (auxquels le septième chapitre est consacré) sont estimés à 600 000 habitants dans le pays. Ils sont sans doute les premières victimes du gouvernement Orban, avec les autres pauvres (les SDF qui se font prendre à deux reprises à dormir dans l’espace public sont condamnés à 60 jours de prison avec travail obligatoire). L’auteure signale "[qu’]un tribunal de Miskolc a récemment distribué plus de quarante ans de prison pour haine anti-magyare" à des Roms de cette région   . Environ 25% des enfants roms sont d’ailleurs placés dans des filières pour déficients mentaux   .

Sur le plan économique, objet du cinquième chapitre, le nationalisme a des conséquences importantes. Des entreprises étrangères en pâtissent : le groupe français Suez a été exproprié lors de la municipalisation à Pécs de la distribution de l’eau   et l’entreprise Deutsche Telekom a dû reverser 42% de ses profits. Les banques autrichiennes étant largement dépendantes de leurs investissements dans les pays d’Europe centrale ou de l’est commencent déjà à s’inquiéter de l’évolution en Hongrie, alors même que dans ce pays des chaînes occidentales y trouvent leur compte. L’entreprise britannique Tesco, par exemple, impose des "salaires d’esclaves" à ses employés sommés de travailler dans des hypermarchés ouverts 24 heurs sur 24 et 7 jours sur 7.

A l’aide de la chronologie détaillée reproduite en annexe, le lecteur sera à même de bien comprendre, dans le détail, l’évolution du pays du printemps 2010 à l’été 2012 (même si un index et surtout une carte auraient été les bienvenus). Le format même de l’ouvrage, le recueil d’articles, permet une lecture aisée mais génère aussi parfois quelques redondances, à vrai dire plutôt bienvenues car une fois l’ouvrage refermé, l’essentiel devrait rester en mémoire. En somme, avec ce précieux recueil, nous disposons d’un témoignage de première main sur ce qui s’est passé en Hongrie de 2010 à 2012. Nul ne pourra plus dire qu’il ne savait pas ce qui se passait…