Un questionnement de la mise en scène des catastrophes écologiques dans la science-fiction et ailleurs.

Plaidoyer pour un genre
À l’instar de nombreuses publications récentes   , le livre de Christian Chelebourg témoigne d’un intérêt marqué pour l’univers de la science-fiction.

Longtemps conspuée comme un genre mineur, la SF, avec ses hybrides et ses extraterrestres, ses excès scientifiques, ses frontières troubles entre homme et machine, ses technologies surpuissantes et ses villes hyperconnectées, met à disposition un imaginaire qui s’impose aujourd’hui comme une piste solide moins pour penser notre avenir que ce que nous sommes en train de devenir, voire ce que nous sommes déjà devenus.

À quasi un demi-siècle du premier pas sur la lune, à dix ans de la mort de Dolly – première brebis à avoir été clonée –, à l’heure du pacemaker, des greffes (et du commerce) d’organes en tous genres, d’Internet et des OGM, les figures du cyborg, celles du réseau, du contrôle policier par les télécommunications et même celles de la conquête de l’espace n’appartiennent plus au spectre d’effrayantes fictions mais bel et bien à de simples réalités re-questionnant, un peu plus chaque jour, l’éthique et les limites de nos êtres.

Depuis que la science s’est imposée comme la seule boussole en mesure de révéler la vérité sur ce que nous sommes, elle a fini par dépasser la fiction. Ainsi, la science-fiction n’est plus à envisager comme une mise en garde contre d’éventuelles dérives futures mais, bien plutôt, comme une sorte de terreau fertile pour spéculer sur les faits inouïs qui caractérisent le progrès contemporain : l’acronyme SF peut-il alors aussi s’entendre comme speculative facts   .

Les études littéraires, cinématographiques ou comparées, qui s’attellent à ce champ de recherches ont le mérite de tourner le dos à la haute culture pour (enfin) prendre en compte les cultures populaires et voir dans quelle mesure celles-ci, à travers un divertissement spectaculaire, interviennent concrètement dans le façonnage des imaginaires, des sensibilités et même des subjectivités. Peut-on encore approcher la psyché enfantine sans prendre en compte les litres de larmes versées devant ET ? La modélisation hyperbolique de la musculature masculine sans s’interroger sur l’influence des personnages incarnés par Schwarzenegger ? La libération de la femme sans considérer la rage des luttes menées par Sigourney Weaver, alias Ripley, contre un “alien” dans le film éponyme ? Le simulacre des existences induit par les nouvelles technologies sans se tourner vers Matrix ?

Tout comme le cinéma d’essai ou la grande littérature, la science-fiction, quand elle est interrogée avec intelligence, nous renseigne sur la fabrique des inconscients contemporains. Elle “spectacularise” nos inquiétudes face aux temps présents et à ses innombrables changements. Commençons donc par saluer les universitaires, dont Chelebourg fait partie, qui ont la sagacité et l’audace de s’intéresser au genre sans se sentir obligés d’en rougir.

 

La catastrophe à venir ?

Au nombre des mythes fondateurs de la SF, il en est un qui reste à l’horizon, que nous n’avons, malgré tout, pas (encore) eu le loisir d’expérimenter : la fin du monde. Sa récurrence dans les productions des vingt dernières années n’en est pas moins frappante. De manière originale, Chelebourg remarque que cette spectacularisation de la fin du monde est concomitante de l’apparition des revendications écologiques. C’est sur cette constatation que l’auteur ouvre son travail et qu’il émet une hypothèse forte : à la disparition des risques liés à la guerre froide et aux oppositions Est-Ouest selon un “équilibre de la terreur”, aurait tout simplement succédé la crainte bien plus palpable de voir disparaître la terre tout entière. À la peur d’un éventuel conflit cataclysmique entre deux blocs aurait succédé une “heuristique de la peur” où la catastrophe ne relève pas du possible ou du probable mais de l’inévitable.

Pour étayer cette thèse, qu’il ne re-thématise malheureusement presque jamais dans la suite de l’ouvrage, l’auteur ne s’est pas limité aux narrations fictionnelles mais a également pris compte des documentaires, des ouvrages journalistiques ou de divulgation scientifique. Et Chelebourg de se pencher sur cette masse de données annonçant la catastrophe à venir. Il ne s’agit pas, pour lui, de remettre en cause les risques que notre planète encourt à l’avenir si l’on continue de trop la malmener mais de procéder à une analyse structurelle de ce qu’il épingle par le terme d’“écofiction”. “L’écologie moderne est en cela une forme nouvelle de SF qui tend à confondre prévision et prédiction, projection et anticipation, menace et annonce. J’appelle écofictions les produits de ce nouveau régime de médiatisation des thèses environnementalistes”   .

 

Éco-sophie vs écologie

La thèse de l’ouvrage est donc ambitieuse et entend opérer un véritable décryptage du travail des médias sur nos mentalités, un repérage des modes de conditionnement de nos peurs, angoisses et autres culpabilités. Si l’avenir du monde est effectivement en péril et si nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion approfondie – “écosophique”, pour le dire avec Guattari   , c’est-à-dire capable de réarticuler les relations sujet-société-environnement non plus en termes de domination mais de coappartenance et de codépendance –, le livre de Chelebourg dénonce une sorte de complaisance alarmiste où science et fiction viennent se superposer.

Pour lui, les écofictions trahissent, d’abord et avant tout, la volonté de l’homme de perdurer dans sa domination désinvolte vis-à-vis du monde. Le catastrophisme reste, en effet, le plus souvent sourd aux altérités éco-systémiques. Que ce soit une extermination par des extraterrestres, une contagion par virus, un dérèglement climatique violent ou une élimination par une armada de robots, les écofictions ont toujours comme ligne de mire la disparition de l’Homme ou, plus exactement, celle de son pouvoir sur la terre. Au fond, la crainte d’assister au naufrage du monde révèle le fantasme de toute-puissance qui habite l’Homme (tant par sa capacité à ruiner son environnement qu’à le sauver de manière miraculeuse). Les écofictions pointent la difficulté qu’il éprouve à se situer ailleurs qu’au sommet de la pyramide du vivant. Sans doute parce que cette position semble l’autoriser à un règne cruel et aveugle sur les espèces animales et végétales qui peuplent pourtant le monde au même titre que lui.

En outre, comme le remarque à plusieurs reprises Chelebourg dans ses interprétations de films, romans, documentaires ou publicités, la vie n’est-elle pas principalement chaotique ? Toute orientation vers une quelconque finalité (bien-être, bonheur humain, mise au service de telle ou telle espèce pour l’avancement de l’humanité) n’est-elle jamais qu’une construction plaquée sur des flux vivants dont personne ne peut réclamer la propriété ? Or, bien souvent, dans les éco-fictions “la vie apparaît si belle qu’elle est comprise comme un miracle”   . À lire Chelenbourg, pareil esthétisme vital n’est qu’une illusion. Il n’a d’autre but que ré-asseoir avec force la figure de l’Homme dominant au centre du monde. De là, à virer au moralisme créationniste, selon lequel l’Homme serait l’être le plus parfait et la réalisation la plus accomplie de la vie sur terre, il n’y a qu’un pas. Avec ironie et désenchantement, les analyses de Chelebourg nous invitent donc à reconsidérer comment les médias alimentent au quotidien une conception anthropocentrique qui s’avère difficilement compatible avec une écoute authentique de la biodiversité de la planète. Bref, déjouer les éco-fictions avec leurs excès angoissants et leurs illusions anthropocentristes confirme la nécessité de s’engager dans une réflexion éco-sophique, en direction d’un savoir réellement en prise avec les altérités du monde.



Une double réserve en conclusion

Le projet et les thèses de Chelebourg suspendent aussi bien le discours universitaire classique et le poids de la haute culture que la moralité bien pensante. Les déconstructions qu’opèrent ses analyses critiques nous laissent espérer que puisse encore advenir un autre rapport aux altérités végétales et animales : moins dominant et plus à l’écoute de solutions respectueuses des différentes espèces. Deux regrets cependant quitteront difficilement le lecteur à la fin de ce parcours à la croisée de la science, de la fiction et de l’écologie. D’une part, sa méthode, malgré un découpage thématique des textes évoqués, demeure un peu trop “libre-associationiste” et n’arrive pas toujours à sortir du point de vue subjectif pour se mettre véritablement au service de la démonstration de la thèse de départ. D’ailleurs, on se demande souvent quelles nécessités poussent l’auteur à évoquer tel film plutôt que tel documentaire ou tel livre. D’autre part, et c’est le plus dommage, le passage d’un document à l’autre ne prend jamais en compte la spécificité du médium étudié : textes, images, long-métrage de fiction comme documentaire, tout y est analysé sur le même pied, sans jamais distinguer les formes, le style ou les registres employés. On aurait aimé trouver davantage d’éclairages sur l’écriture, le montage, les effets spéciaux, en un mot, sur la plasticité propre à l’univers de la SF. Ces remarques mises à part, le concept d’“éco-fiction” n’en demeure pas moins un outil intéressant pour déconstruire les a priori du contemporain