L’œuvre de Georges Bataille inspire de nombreuses lectures en France comme à l’étranger – le premier numéro des “Cahiers Bataille” fait donc état des thèmes qui hantent Bataille comme il les hante lui-même.

Couverture sobre, noire et rose – promettant le livre à l’Enfer –, comme presque nue, à l’image du sexe de Madame Edwarda, le livre attend qu’on l’ouvre, qu’on écarte ses pages. Au seuil du livre déjà, la promesse est faite d’une transgression possible, mais le seuil franchi, le secret est rompu : non-initié s’abstenir.

De toute évidence, Georges Bataille attire toujours. Cinquante ans après sa mort, voici la première livraison des Cahiers Bataille, par les Éditions Les Cahiers. Le choix de la revue a été d’effacer le prénom de l’auteur : “Bataille” est donc à la fois nom “propre” (ou plutôt nom “sale”) et nom commun. “J’écris pour effacer mon nom” dit-il quelque part ; en effet, il n’aura cessé d’emprunter différents pseudonymes comme autant de masques – à quoi bon insister sur un nom que les œuvres mêmes n’ont pas connu. Aussi, nom commun, certes comme bataille engagée par la critique pour réhabiliter l’auteur de L’Expérience intérieure, mais également comme nom qui rayonne en dehors de l’auteur et le dépasse. Ce premier numéro des Cahiers Bataille se veut résolument “bataillien” – pour peu que ce qualitatif ait un sens.

La caution du numéro n’est pas des moindres, parmi le comité d’honneur : Julie Bataille, Denis Hollier, Christian Prigent, Michel Surya. Il s’ouvre d’ailleurs sur un texte de ce dernier, de Claude Minière, suivi d’un entretien avec Christian Prigent et se clôt sur un inédit de Georges Bataille   . Le parti pris des Cahiers Bataille est louable : originalité des lectures critiques, interdisplinarité (mais l’auteur y oblige), élargissement de la lecture en dehors du territoire français et ouvertures à de jeunes chercheurs. Les textes traitent d’assez divers sujets, avec beaucoup de sérieux et s’adressent principalement aux connaisseurs et initiés – à d’autres “batailliens” en somme. Néanmoins, indirectement les Cahiers dressent une sorte d’état des lieux de la lecture de Georges Bataille – ils exhibent les questions restées ouvertes.

“L’œil à l’œuvre”
Les Cahiers Bataille font une large part à l’illustration et à la photographie à la fois comme documents et comme témoin de la “présence” de Bataille dans la création artistique. De même manière que l’illustration prend une place importante, la question d’une pensée esthétique chez Bataille est traitée par pas moins de quatre textes. Question pourtant assez ignorée jusque dans les années 1990   . Les textes de Vincent Teixeira   et de Kuniyoshi Kaneko   réfléchissent à la pratique artistique influencée par l’œuvre littéraire de Georges Bataille – Kaneko, illustrateur des livres de Histoire de l’œil, Madame Edwarda, etc., revient ainsi sur sa propre pratique.

En revanche, les articles de Jean Pierrot   et de Felice Ciro Papparo   tentent de penser comment l’œuvre de Bataille pense l’esthétique et comment elle se fait esthétique – en ce qu’elle concerne le sensible, qu’elle s’adresse aux sens. Néanmoins il faudrait dire ceci : la pensée de Bataille intéresse en ce qu’elle met en crise la question esthétique. C’est le motif de l’“informe”, de la figuration/défiguration que, dès les années 1930 avec Documents, Bataille posera, et jusqu’aux années 1950 à travers les essais sur Lascaux et Manet   . Il engage une critique sans cesse en acte de la possibilité de la représentation, et plutôt que figer l’art dans cette critique il le met constamment en mouvement, l’identifiant à sa propre crise.

D’une certaine économie du non-savoir
Cette “crise” contamine certes l’art, mais elle vient de la pensée, plus encore de l’écriture. Crise que caractérise parfaitement la poésie. Hormis le texte de Michel Surya, les textes inauguraux s’intéressent à la question de la poésie – lui donnant ainsi une place tout à fait particulière. On peut s’en étonner lorsqu’on sait la marginalité de l’auteur de La Haine de la poésie sur ce thème jusque dans les années 1980. Il est vrai, Bataille n’a écrit que peu de poèmes, relativement “mauvais”   .

Il fut aussi un grand critique de la poésie de son temps – notamment des surréalistes. Dans l’entretien que Christian Prigent accorde à Sylvain Santi, celui-ci revient sur Bataille. Il n’en nie pas l’influence sur les avant-gardes, notamment sur TXT dont il est le fondateur, mais prend néanmoins quelques distances avec lui. Il garde bien entendu sa force critique, mais la critique qu’engage Bataille est surtout celle de son temps – et ne répond donc plus de la même manière au champ poétique contemporain : “La réflexion de Bataille est la forme radicale que prend cette relance [des questionnements de la poésie sur elle-même] dans un contexte précis (les années trente/quarante) où remettre la poésie ‘en mouvement’ consiste à la désengluer de l’idéalisme postromantique et des logorrhées ornementales”   . En somme, Bataille lui aura permis de “franchir”   ce qu’il avait besoin de franchir dans les années 1970-1980, à savoir : les derniers avatars du surréalisme et le retour du lyrisme   .

Il est intéressant que ce numéro s’ouvre sur deux textes prenant pour thème la poésie ; c’est que, pour Claude Minière, la poésie “est posée comme le point de départ et l’extrême – l’extrême d’un ‘possible’ littéraire – et comme la limite à dépasser”   . Or justement, la poésie comme expérience   est un “par-delà la poésie” : elle nous laisse au seuil de ce que Bataille nomme le “non-savoir”. Ce “non-savoir” – cette syncope du langage –, est justement le motif central d’un grand nombre d’articles.

Peut-être regretterons-nous certaines lectures “batailliennes” de Bataille, retombant dans l’écueil de la célébration obligée – comme malgré elle. Comment ce plaisir de citer Bataille (Surya le répète c’est la part obscène des écritures de Bataille qui est la plus lue et célébrée), d’en mimer les tournures et les extases ne pourrait-il pas nuire à ce que le scandale de cette œuvre en reste un ? Le scandale exhibé, expliqué, glorifié risque toujours un nouvel académisme. La critique est facile, mais c’est aussi le risque que court tout écrivain – d’autant plus ceux qui ne se seront jamais réclamés d’aucun courant.

On a reproché à Bataille, notamment André Breton, mais surtout Jean-Paul Sartre, son goût de l’excès, son besoin de s’exposer, son besoin du pire. Il n’y a pas si longtemps, ce fut Yves Bonnefoy au détour d’une biographie sur Giacometti, ou encore Olivier Cadiot et Pierre Alféri dans le premier numéro de La Revue de littérature générale qui ont reproché justement l’académisme “bataillien”, figée dans la contestation, dans la valorisation exagérée du bas, de la cruauté ; au fond de renverser un idéalisme pour un autre, plus noir, de recommencer l’“envers du mythe” dit Bonnefoy   . Ces critiques, il ne faut pas les récuser, mais les avoir en tête lorsque nous lisons ces textes. Michel Surya met en garde : “Il y a lieu cependant de veiller sur cela : que rien ne vienne – académisme, professoralité, arrières – qui atténue le caractère de scandale – pas seulement sexuel – de ce qu’ils [les pseudonymes de Bataille] ont écrit”   .

En revanche, Bataille donne des outils, il est vrai ; mais mieux encore, ce qui transparaît dans les articles : une méthode. Une méthode négative et critique – une méthode comme fond, non comme fondement. Là, l’œuvre de Bataille est sans cesse scandaleuse. Non pas que Bataille soit incompris (qui intéresserait-il sinon ?), mais il trace des chemins pour une pensée où le sens s’y dissout et y trouve sa limite. Ces chemins mènent à la dispersion : Muriel Pic parle d’une “construction d’une perte de sens”   , Bataille lui d’“une immense architecture en démolition, en construction en même temps, à peine coordonnée, jamais d’un bout à l’autre”   . Cette dispersion rend l’œuvre de Bataille plus difficile, plus obscure ; de fait “ça ne se partage que peu, explique Christian Prigent, voire ça ne se partage presque pas. La communauté qui parfois en tremble et en jouit encore, c’est, inéluctablement, un îlot, une secte de (un)happy few. Restent les relais, oui. Le travail, plus ou moins obscur, qu’on peut faire pour que le savoir sur ça (sur… le ‘non savoir’) se diffuse, en douce, via des réseaux à la fois marginaux et savants”   .

Le secret doit être brisé : aujourd’hui (presque) tout est lisible et en surface pourtant, mais enfoui derrière le bruit d’une époque, derrière des images à travers lesquelles nous interagissons, sous des discours de tout genre, etc. Au sacre de l’utile, Bataille oppose l’inutilité de la littérature. Il est rarement aussi simple de s’offusquer contre une pensée, comme il est aussi simple de l’adorer. Maintenons-nous ici : refus de l’éloge comme du blâme ; maintient – à hauteur d’énigme – de l’ambiguïté