Cet ouvrage collectif poursuit un objectif ambitieux : analyser la société chinoise contemporaine sous l’angle du genre.

Cet ouvrage collectif, paru sous la direction de Tania Angeloff et de Marylène Lieber, poursuit un objectif ambitieux : analyser la société chinoise contemporaine sous l’angle du genre. Cette entreprise se décline en interrogations concernant entre autres la sexualité, la migration, le travail, la consommation, la famille et l’éducation. Elle met en exergue une conception dialectique de la Chine actuelle, entre tradition et modernité, tout en visant à "éviter un ensemble de stéréotypes"   .

Sex-ratio : causes et conséquences

D’emblée, Isabelle Attané offre un panorama démographique de ce pays en pleine mutation au prisme du genre. Après avoir constaté que la population chinoise se compose de"108 hommes pour 100 femmes"   , elle explique cette répartition sexuée de deux façons : par "l’avortement sélectif"   et "la surmortalité féminine anormale dans les premières étapes de la vie"   . Si un tel déficit de femmes se prolonge, il risque d’avoir des effets à long terme sur les relations de genre, notamment sur le mariage et sur l’activité sexuelle des hommes. De manière inattendue, l’auteure note que "par rapport aux mariés, les hommes célibataires recourent relativement peu à des pratiques alternatives comme la masturbation ou la prostitution […]. Moins d’un célibataire sur cinq a déclaré avoir déjà payé pour des rapports sexuels […]. Quant à la masturbation, [elle est] considérée comme un substitut acceptable… par environ deux hommes sur trois"   . On pourra regretter malgré tout que les pratiques de sexualité en ligne, de « chat érotique via caméra», pourtant répandues, ne soient pas prises en compte par ces chiffres   .

Transmissions intergénérationnelles

Amandine Monteil porte quant à elle son attention sur l’éducation des femmes. Elle montre dans un premier temps comment le taux de scolarisation des filles a évolué au cours de ces dernières années. "Fin 2010, le taux de scolarisation net des filles à l’école primaire atteignait 99,58%, dépassant celui des garçons de 0,08%, tandis qu’au collège il était de 95%, soit à peu près équivalent à celui des garçons."   Concernant les études supérieures, "1,6 millions femmes sont inscrites en 1999 et 6,4 millions en 2009"   . En second lieu, l’auteure replace la problématique de l’éducation des filles dans le contexte de la politique de l’enfant unique et de la migration interne en Chine, souvent des campagnes vers les villes. Elle distingue les filles "laissées en arrière" (dont les parents migrent sans elles) de celles qui suivent leurs parents en ville. Leurs difficultés matérielles et psychologiques pendant la migration sont alors abordées   . L’un des aspects les plus stimulants de ce chapitre concerne la stratégie adoptée par ces filles elles-mêmes : comment prennent-elles la décision de migrer ou de s’installer lors du processus de migration ? Les femmes sont ainsi décrites comme étant actives au cours de leur trajectoire. On peut néanmoins regretter de ne pas disposer de plus de matériaux d’enquête – des extraits d’entretiens auraient été bienvenus –, et que n’aient pas plus été pris en compte dans l’analyse le milieu social des enquêtées.

Harriet Evans traite ensuite, dans le chapitre 8, de la relation intergénérationnelle entre mère et fille dans les villes chinoises, de l’ère Maoïste à nos jours. Elle se centre sur la problématique des liens affectifs. Pour dire vite, l’auteure conclut que les mères actuelles développent une relation plus intime avec leur fille que leurs mères avec ellesdans le passé.

Les femmes chinoises sur le marché du travail

Judith Audin, utilisant une méthodologie ethnographique, met en lumière "de nouvelles stratégies de gouvernement"   à travers le travail féminin dans les comités de résidents communautaires (shequ jumin weiyuanhui). Ces comités sont des regroupements de résidents ayant pour but d’aider à « organiser localement des masses pour la gestion, l’éducation et les services"   au sein d’un quartier. Ils se composent majoritairement de femmes. Les qualités requises, telles qu’être "sympathique", "sérieuse", etc., "envoient directement aux représentations ordinaires de la féminité en Chine"   . L’Etat utilise finalement ces représentations en vue d’assoir son autorité ; ce que l’auteure nomme le gouvernement "en douceur"   . Autrement dit, par des "techniques de normalisation, d’accueil et de médiation"   , les employées exercent un pouvoir moralisateur et compassionnel à travers la prise en charge des "groupes vulnérables"   .

Les trois chapitres suivants continuent d’étudier la place des femmes sur le marché du travail, prenant acte des fortes disparités entre les mondes ruraux et urbains. Tania Angeloff décrit tout d’abord les mutations du travail en Chine depuis 1980 : comment les femmes vivent cette "segmentation de l’emploi"   , quelles stratégies elles adoptent pour réussir – telles que la proximité au Parti   – et comment les inégalités (de genre, de milieu social, de l’origine urbaine/rurale, etc.) interviennent dans la structuration du marché du travail. Examinant les conditions d’emploi des ouvrières, Marylène Lieber se focalise sur le cas de l’industrie électronique en Chine. Il s’agit d’une industrie "largement féminisée"   . L’auteure révèle que certaines ouvrières, souvent migrantes et considérées comme des "citoyens de seconde zone"   suite à la mise en place en 1958 du système de hukou   arrivent à se révolter, par des soulèvements voire des manifestations. Enfin, Li Shuang s’intéresse à la hiérarchie urbain/rural dans le secteur des "services domestiques" (jiazheng), usant d’une méthodologie qualitative. Ce travail est également féminisé, car les femmes représentent 85.1% des travailleurs concernés   . L’auteur montre qu’il existe globalement deux groupes parmi ces travailleuses, qui renvoient à deux types de trajectoire professionnelle : les chômeuses urbaines qui connaissent un processus de "déclassement"   et les migrantes d’origine rurale qui connaissent quant à elles une "ascension sociale"   .

Mariages et sexualités : pratiques et représentations

Nous changeons de thématique avec Hélène Le Bail, qui analyse les mariages sino-japonais depuis deux siècles. Alimenté de riches matériaux (quantitatifs et qualitatifs), ce chapitre ouvre un nouvel horizon : s’intéresser aux Chinoises émigrées au Japon et observer de près leurs conditions de vie après le mariage avec un homme japonais. Selon l’auteure, ces femmes – dont une proportion importante vient des grandes villes du nord-est de la Chine – se retrouvent dans "une position sociale dévaluée"   . En effet, si leurs conditions économiques s’améliorent, leurs capitaux sociaux déclinent, notamment à cause du mode de vie de leur belle-famille dans un nouvel environnement rural. Ces migrantes tentent de s’en sortir par des initiatives visant à acquérir une certaine forme d’autonomie. Par exemple, certaines tentent de travailler en dehors de la famille. Cette étude montre en définitive comment s’imbriquent les émotions et les actions des migrantes chinoises au Japon.

La contribution d’Evelyne Micollier traite dees pratiques et des représentations de la sexualité depuis 1979 selon une perspective de genre. Elle propose une revue de la littérature sur le sujet, ce qui l’amène à relater certaines stratégies matrimoniales utilisées par les femmes dans l’intention de "gagner l’accès au hukou ou une certaine indépendance économique et sociale"   . Puis elle aborde la question de la prostitution. L’auteure y appréhende ces échanges sexuels comme une « marque de distinction » pour les clients les plus aisés qui ont recours à des prostituées "de luxe"   .

Chen Mei-Hua souligne pour sa part, à partir de données ethnographiques, comment se jouent les rapports de classe, de genre et de nationalité dans la consommation de services sexuels par des touristes Taïwanais à Dongguan, en Chine. Extraits d’entretiens à l’appui, l’auteure note que "les hommes utilisent une terminologie militaire pour décrire leurs pratiques de consommation de sexe transnationale"   , déduisant l’existence d’une forme implicite de nationalisme. L’étude des forums Internet où les membres partagent leurs expériences de tourisme sexuel paraît cependant moins convaincante. Notamment quand il s’agit des lexiques utilisés par ces hommes, tels que "da pao", expression utilisée pour décrire les relations sexuelles entre clients et prostituées, qui signifie littéralement "tirer un coup de canon"   . En fait, ce terme – de registre vulgaire – est utilisé en Chine au sujet de tous les types de rapports sexuels. De plus, on observe l’utilisation du lexique militaire dans d’autres forums (informatiques, alimentaires, cosmétiques, etc.). En conséquence, associer la consommation de sexe au nationalisme uniquement à travers l’usage de ce lexique sur un forum semble trop rapide.

Zhou Xuelin, le seul auteur/homme de cet ouvrage collectif, démontre que dans le cinéma, "le mouvement d’émancipation des femmes a commencé vers le milieu du XXe siècle et a été alimenté d’une part par l’idéologie communiste et le féminisme occidental et d’autre part par les résidus de la culture traditionnelle"   .

Le dernier chapitre, élaboré par Laurence Roulleau-Berger, revisite certains travaux classiques conduits par des sociologues chinois tels que Sun Liping   , ou français tels qu’Isabelle Thireau   . L’auteure y relit les différentes contributions de l’ouvrage au prisme des "multiples modernités"   qui composent la Chine contemporaine. La fin de ce chapitre traite des "régimes d’intimité et de gouvernement de soi"   auxquelles sont soumises les femmes, dont la subjectivité est présentée comme une "question collective dans la société chinoise"   .

Pour conclure, la grande richesse des contributions fait la qualité de cet ouvrage. On propose ici deux principaux axes de lecture. Le premier concerne l’expérience migratoire. Ce livre accorde en effet une attention particulière aux migrations internes. Les travaux se penchant sur le travail des femmes migrantes et sur l’éducation de leurs descendant(e)s montrent parfaitement les contradictions auxquelles celles-ci sont soumises au sein de la société chinoise d’aujourd’hui. Le second axe concerne les logiques de l’action. Les actions des femmes chinoises sont décrites selon leurs positions sociales et leurs aspirations. La prise en considération de leur capacité d’action, de mobilisation et d’adoption de stratégies contribue à mieux saisir la logique du processus de transition sociale en Chine de nos jours.

Enfin, je souhaite mettre en perspective deux thématiques. Tout d’abord, on remarque de façon transversale la prise en compte des émotions des individus, importante pour comprendre l’expérience des femmes chinoises. Ensuite, l’ouverture de l’ouvrage à la question des migrations transnationales est tout à fait intéressante, par exemple le travail d’Hélène Le Bail sur les conditions de vie des migrantes chinoises à l’étranger. Examiner la migration transnationale contribue à éclairer la structure de la société chinoise à travers les émigrations qu’elle suscite et les adaptations de l’individu au sein de la société d’accueil : on peut ainsi interpréter la grande thématique de l’ouvrage – ruptures et continuités